Jim et Andy
7.6
Jim et Andy

Documentaire de Chris Smith (2017)

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Ces dernières années Jim Carrey a fait part de ses névroses très ouvertement, et de son instabilité sans le vouloir. Un coup maître zen faisant des speeches de développement personnel, des violons dans la pièce, un coup peintre exubérant et extrêmement politisé se permettant parfois d'être presque insultant, s'autorisant les excès sous prétexte, par exemple, de viser Donald Trump. Un "cul entre deux chaises" qui interroge. Zen ou colérique ? Il était difficile de fixer une image du bonhomme en le suivant sur ses réseaux ou ses apparitions médiatiques. Je revoyais des bêtisiers de certains de ses films en me disant parfois "Quand même il est un peu chiant, ça doit pas être simple de perdre tout ce temps là quand on a un planning". Mais bon, "c'est du génie". Voilà ce que je pensais de Jim Carrey sans l'admettre au moment de voir ce film. Et à l'issue, j'ai fini par assumer mon propre inconfort et une nouvelle méfiance à l'égard du maestro de la grimace.

Car le film expose un Jim Carrey qui s'adonne à l'art de la personnification en jusqu'auboutiste, qui s'oublie lui-même pour devenir complètement le personnage. Dès l'instant où le tournage commence, il devient impossible pour ses collègues et partenaires de s'adresser à Jim Carrey, c'est Andy Kaufman qui possède théoriquement le corps du trublion.

Beaucoup de comédiens, j'en ai croisés, utilisent cette méthode qui consiste à s'oublier soi-même et à entrer dans la peau d'un autre, expérience parfois douloureuse et qui ne laisse pas indemne. J'ai déjà vu un comédienne amateure fondre en larmes, en sanglots bruyants, s'isoler en plein tournage et revenir sur le plateau lessivée car son investissement émotionnel avait été admirable mais intense, psychologiquement éprouvant. J'ai participé à des exercices de théâtres qui invitaient à puiser dans les traumatismes personnels pour parvenir à pleurer. Bref, je suis conscient d'une folie intrinsèque dans l'art de l'incarnation et du jeu d'acteurs. Et si en soi c'est dingue de se prendre pour un/une autre durant quelques minutes en tournage et quelques heures sur scène, certaines techniques de préparation mentale et de travail sur soi poussent le bouchon très loin et jouent avec la psyché de façon parfois borderline.

Ce que révèle ce film documentaire c'est la méthode Carrey, en tous cas pour le magnifique Man on the Moon de Milos Forman. Et cette méthode c'est précisément un suicide psychologique, la volonté de disparaître totalement, il y a quelque chose de perturbant lorsqu'on voit la méthode se déployer et Jim Carrey s'estomper derrière son personnage.

Et cela pose vite un problème, il ne s'agit pas ici d'interpréter un personnage imaginaire, un homme de paille, mais bien un être vivant ayant respiré le même air, Andy Kaufman, humoriste décalé, au génie étrange lui aussi, et auquel Carrey lui-même était attaché depuis toujours ayant été ébloui par Kaufman dans sa jeunesse, ce qui a grandement participé à lui donner envie de devenir humoriste, à faire rire les gens. En fait, déjà à se cacher derrière un masque.

Cela créé des situations proprement malaisantes, notamment lorsque les comédiens sur le plateau ou dans leurs caravanes subissent les crises de "Andy" (Jim n'étant plus là), et se confient au camescope "making-of" avec de la gêne au fond des yeux. Se sentent-ils moins investis que Carrey et donc moins "bons" que lui ? Moins "professionnels" car ne s'oubliant pas totalement eux-mêmes ? Ou au contraire, se demandent-ils s'ils découvrent un Jim Carrey dont ils ne soupçonnaient pas l'existence ? Un peu comme moi, peut-être un peu comme vous ? Difficile à dire.

Ce que je sais, c'est que présent sur ce plateau j'aurais eu du mal à vivre cette scène incroyable, durant laquelle Carrey, à fond dans son alter-ego, reçoit la visite de la famille de Kaufman et ose se comporter là encore comme Kaufman lui-même. Ce qui révèle une autre problématique : Carrey peut-il raisonnablement comprendre Kaufman dans son intimité la plus profonde et pouvoir prétendre porter en lui concrètement son ADN ? Après tout, Carrey qui s'oublie en devenant Kaufman se transforme en un Kaufman qui s'oublie lui aussi au profit de ses propres personnages. Ca devient schizophrénique.

Et la méthode elle-même devient sujet à débat, on se dit qu'il n'est vraiment pas raisonnable humainement de se mettre soi-même dans cette position, et aller jusqu'à prendre dans ses bras les proches d'un homme disparu en singeant sa propre résurrection, il me semble que cela dépasse les bornes de l'entendable et cherche à faire passer l'art de la comédie et de l'incarnation pour une sorte de chamanisme qui autorise tous les excès, toutes les folies.

Ce sentiment d'inconfort que j'ai ressenti en voyant ces scènes là et la globalité des images de plateau m'a rappelé celui que j'ai ressenti dans certains cours de théâtre, du fait de ce jeu permanent que certains s'autorisent, en manipulant la psyché d'autrui et en invitant tout le monde à devenir fou. Quant aux commentaires de Jim Carrey qui revient sous forme d'interview sur ces moments de sa vie, sur cette expérience transcendante, ils n'ont jamais réussi à me faire sortir de ce malaise.

L'homme ne semble pas percevoir ce qui pourrait être problématique dans sa propre démarche, il persiste à parler de Andy plutôt que de lui-même. Admet par moments qu'il y a quelque chose à l'intérieur de lui, Carrey, qui le pousse sans doute à chercher l'approbation de ceux qui l'entourent mais en se supprimant au profit d'incarnations.

Cela présente un intérêt indéniable pour celui ou celle qui étudie le théâtre et la psychologie du comédien, clairement. Ce film devrait intéresser beaucoup d'étudiants en cinéma également et toutes celles et ceux qui aimeraient travailler en tant que comédiens ou au contact d'autres comédiens. Mais selon moi non pas pour rêver de vivre une expérience similaire, plutôt pour identifier des excès à éviter.

Et finalement, est-ce une folie nécessaire que ce film documente, celle que réclame le théâtre, la comédie ? Ou une folie inquiétante, qu'on ne souhaite à personne, et que Jim Carrey porte en lui en tant que simple individu ? Rappelons que ce film raconte aussi comment Jim Carrey a plus ou moins forcé la main de Milos Forman pour obtenir ce rôle, et cela avant de faire une vie impossible au réalisateur et à ses collègues sur le plateau. Du génie ? Ou une sorte de toxicité qui se fait passer pour du génie ?

En conclusion, voir ce film a renforcé ma méfiance ou mon inconfort face à Jim Carrey, que j'ai pourtant adoré éperdument dans ma jeunesse. Ses plus grands films de comédie ont marqué mon enfance. Menteur Menteur, The Mask bien entendu. Bruce Tout Puissant m'a bien fait marrer. Côté drame, Le nombre 23 est dingue, Eternal Sunshine of the Spotless Mind est dans mon top ciné de tous les temps. Et Man on the Moon...

Man on the Moon offre une expérience étrange, et c'est cohérent. Les émotions passent, il y a quelque chose de magnifique dans ce biopic un brin décalé. Mais vous savez quoi ? C'est lorsque Kaufman n'a plus la force de se grimmer en quelqu'un d'autre et que la maladie le ramène au réel que le personnage devient réellement touchant. Ce que m'a dit Man on the Moon à moi c'est que derrière un trublion, un comédien, une facade, il y a un véritable être humain qui potentiellement n'est pas du tout celui qu'on imagine, lorsque nous-mêmes projetons les traits d'un personnage sur le visage de son interprète.

A mon sens Man on the Moon dit que celui qui fait rire et qui semble passer son temps à rire lui-même, à ne se soucier de rien, est en réalité un humain qui se cache et qui potentiellement cache ses blessures. Cherche un soutien, un amour, une affection, tout en ne s'autorisant pas à le vivre en étant parfaitement lui-même.

Ce docu sorti bien des années plus tard produit un écho intéressant et rapproche le Kaufman de la fiction du Carrey du réel. C'est là que se trouve le véritable lien entre Jim et Andy, dans la fébrilité qui se déguise en force.

Le drame pour Jim Carrey, il me semble, est qu'il vieillit et ne peut plus se permettre les mêmes folies qu'avant, ne peut plus se déguiser aussi aisément. Et plus le temps passe, plus son véritable "moi" transpire dans ses propos et dans ses actes. Ce qui lui permettait de traverser l'existence jusqu'ici, c'était la folie psychique qui consiste à se mélanger soi-même à un autre qui n'existe pas. Lorsqu'il faut revenir à soi et que l'autre qui n'existe pas est plus difficile à invoquer, le risque est de se confronter aux dégâts d'une telle méthode ou pratique.

Sentiment curieux donc face à ce documentaire. Je ne parviens plus à percevoir le trublion, le Carrey personnage vivant, je vois l'humain réel et je crains pour sa santé mentale. Dans une époque qui met parfois violemment sous une lumière blafarde les turpitudes des géants de l'écran ou de la scène, je m'attends à ce que prochainement "le mythe" Carrey rejoigne le cortège de ceux qu'on imaginait moins "problématiques". Sans pour autant le souhaiter.

Je crois que Jim Carrey finira par être perçu ainsi. Comme un homme dérangé. Plutôt que comme un génie incompris. Je le crains. Vraiment.

Pour ce qui est de la comédie et du fait de se déguiser soi-même, je crois que ce film émet donc un avertissement. Méfiez-vous de votre propre capacité à vous faire oublier, car vous vous oublierez vous-mêmes. Les retrouvailles pourraient être douloureuses.

Je salue la démarche de Jim Carrey qui permet ce film documentaire très intimiste malgré tout, et qui prend le risque de provoquer des réactions comme la mienne, et je remercie Chris Smith pour ce documentaire particulièrement intéressant et qui offre une ressource de qualité pour toute personne s'intéressant à la psychologie du comédien et à la science des incarnations. La question posée est largement ici celle du masque, de sa fonction et de son emploi. C'est fondamental en matière d'art du spectacle.

A63N
9
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Créée

le 17 janv. 2023

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