Au moment de réaliser son troisième long-métrage, Quentin Tarantino, promu nouveau wonder boy du cinéma américain par Reservoir Dogs et Pulp Fiction, s’avoue comme fatigué d’être lui-même. Il s’imagine en Kubilai Khan, en chanteur de bar, en rônin, en voyageur égaré. Prisonnier de son passé de boulimique vidéo, de gamin surdoué, de grande gueule du showbiz, il distribue blâmes et félicitations, achète des films oubliés, fait connaître des acteurs obscurs, vend des scénarios, note des répliques, lance des modes. On attend de lui un nouveau polar dopé à l’acide et à l’adrénaline, avec toujours plus de seconds rôles loufoques, de joutes oratoires, de violence hyperbolique, de turpitudes convulsives, d’à-coups imagiers, de sous-culture fétichisée, de surf-music des cavernes. Lui n’en a cure et décide de blouser tout son monde en prenant la direction opposée. Quand la gloire précoce donne tant de pouvoir, même un indépendant talentueux devenu le gourou d’Hollywood court le risque d’aller droit dans le mur. Or Tarantino a pris son temps et peaufiné son come-back. Il revient en adaptant Punch Créole d’Elmore Leonard, dont il partage la passion pour les mots et la narration, le goût des tragédies ensoleillées qui révèlent des crevasses sociales et des caractères hors du commun. Avec ce grand film d’amour, d’admiration et d’affinités électives, il atteint la maturité, c’est-à-dire l’usage serein des corps, le retour apaisé sur les lieux d’autrefois, la tranquillisation d’un style, l’assagissement des traces du passé. La femme dont il raconte l’histoire, avec fougue et pudeur, répond à une exigence somme toute ordinaire qui voudrait que l’on tourne des films pour draguer les filles que l’on n’aurait jamais pu rencontrer autrement. La caméra la capte dès le générique dans son impeccable uniforme bleu océan, fixe envoûtée son profil qui défile impassible sur des mosaïques subtilement variées, accompagne d’un long panoramique sa démarche décidée, presque majestueuse. Elle rayonne dans l’éclat resplendissant de sa cinquantaine, gironde et pulpeuse, fière et féline. Elle est belle, elle est brune, elle est noire. Vous allez trembler pour elle, vous allez vibrer à ses côtés, vous allez l’aimer. Elle s’appelle Jackie Brown.


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Voilà comment, d’un coup, le cinéaste s’envole pour de nouveaux horizons. Car l’hôtesse de l’air, que son modeste salaire ne permet guère de flamber, est bien décidée à prendre son destin en main. Quand les agents fédéraux la cueillent pour avoir convoyé l’argent sale d’Ordell Robbie, un truand minable mais fascinant et dangereux comme un nœud de crotales, le piège se referme. Ou bien elle croupit en prison, ou bien elle collabore en faisant tomber le trafiquant. Un transfert d’un demi-million de dollars sera l’occasion rêvée pour tendre une souricière. Et là, Jackie va jouer sa chance au nez et à la barbe de ceux qui l’attendent au tournant. Elle va louvoyer, lutter et empocher la mise, plus finaude, plus audacieuse, plus intelligente que tous ses concurrents. Les crimes des cinéastes sont rarement parfaits, et leurs fantasmes restent indécrottablement liés à l’enfance. Le film se déroule à Torrance et dans deux communes avoisinantes, Carson et Hawthorne, toujours à un jet de crachat de là où le réalisateur a grandi, dans une zone pourrie où les stations-services et les centres commerciaux s’alignent machinalement les uns à côté des autres. Par la langueur des attitudes, la banalité prosaïque du décor, la précision des détails, il rend compte d'un endroit sur lequel le temps a posé sa patine. Les personnages volent de l’argent ou en détournent, roulent en voiture dans un périmètre des plus réduits, indiqué méticuleusement par panneaux interposés au cours d’un récit qui se suit comme on regarde une carte d’état-major, et qui se donne la peine de nommer, comme pour les invoquer, des lieux sans identité. L’œuvre fonctionne sur l’injonction, le rappel de sonorités oubliées (un vieux disque des Delfonics, que Jackie pose religieusement sur sa platine comme certains tremperaient une madeleine dans un bol), d’images poussiéreuses, de visages désormais flous. Elle est à la blaxploitation ce que Chinatown de Roman Polanski était au film noir : un hommage, un essai pervers qui convoque des formes surannées, obsolètes, à seule fin de souligner l’impossibilité de leur résurrection. Et son entêtante beauté tient dans l'exhumation de ces fétiches, de ces expressions, de ces apparences révolus.


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Les protagonistes de Jackie Brown se divisent en deux catégories : les has been et les never was. Il y a là Louis Gara, le sbire d’Ordell sous-neuroné, victime de l’attirance chronique de son fessier pour les canapés. Il y a aussi Melanie, la petite protégée du malfrat, surfeuse frivole et envappée de Malibu, prix Nobel du bronzage artificiel. On y rencontre encore Ray Nicolette, un flic du FBI, sorte de chat de Cheshire inerte et hébété, incapable de s’exécuter et de coffrer une Jackie dont la beauté le subjugue, ou bien Max Cherry, prêteur de cautions qui vit tant bien que mal en sortant de taule moyennant finances des demi-sel aux abois. Merveilleusement interprétées par des comédiens brillant de mille feux, les figures de cette galerie sont prises en charge par un fatal mouvement qui les rapproche, les éloigne, les croise et les décroise, qui les conduit à vieillir ensemble : à chaque intersection, une rencontre octroie la durée nécessaire pour se regarder vivre, parler, agir. Chacun possède sa force d'inertie et offre au spectateur la possibilité de jouir de ces chemins parallèles le plus loin et le plus longtemps possible, parce qu’il correspond à l’accumulation des jours, des mois, des années. Jackie a le temps de se voir épaissir, Max de compter les cheveux qu’il lui faut remplacer par des implants, Louis de marmonner trois mots dans sa moustache. Ni artificiels ni iconiques, ces personnages existent dans toute l’authenticité et les nuances de leur épaisseur humaine. Un mot, un geste, une réaction suffit à les rendre émouvants, vraisemblables, parfois héroïques. Prototype de beach bunny californienne, Melanie est d’abord une fille piégée par la drogue, dominée et méprisée par Ordell, qui attend sans vraiment l’espérer une main secourable. Petit délinquant terne, mal fagoté, brisé par de longues années de prison, Louis est pourtant de ceux pour qui la loyauté est sacrée : rien ne le blesse plus que d’entendre Ordell, l’ami à qui il est toujours resté fidèle, le suspecter de l’avoir trahi. Le cinéaste affirme à nouveau ses dons de portraitiste hors pair, capable de révéler avec une chaleureuse sensibilité et une profonde tendresse l’humble grandeur de ces loosers largués, perclus de faiblesses, mais toujours prompts à prouver leur valeur.


Faussement désinvolte, carrossé par cette maîtrise invisible que seule permet la plus exigeante rigueur, le film témoigne d’un brio exceptionnel que l’on peut vérifier à ce critère : il est infiniment plus facile à suivre qu'à raconter. L'imbrication des rouages présente une étonnante complexité, les manœuvres de l'héroïne impliquant une toile de ruses et de dissimulations qui recombinent en permanence l’organigramme de machinations. La difficulté consiste toujours à déterminer à quel niveau du jeu des tromperies se situent une délibération ou un choix tactique, puisque les mêmes personnages se retrouvent à plusieurs échelons et que l'arborescence se résout en une boucle. Harmonie structurale de l'intrigue, dans laquelle on ne s’égare jamais. Un bref délai, une anxiété délicieuse, et tout se met en ordre. Cela tient pour une large part à ce que la stratégie de Jackie se borne à cacher à chacun quelques branches qui comptent parmi les plus porteuses de ramifications. Pour corriger ces soustractions répétées, il suffit au spectateur de procéder aux additions correspondantes. Le labyrinthe se résume en un puzzle dont les pièces gardent une forme propre à faciliter leur ajustement tout en présentant un dessin pittoresque. Tarantino joue avec nos croyances et nos calculs. Il invite à préférer les seconds aux premières, mais il impose les unes aux dépens des autres pour mieux amener à la stupéfiante partie de bonneteau qui constitue le clou du spectacle. Plusieurs sacs semblables passent de main en main, le butin transite de sac en sac, et à aucun moment on ne perd de vue les détails du processus qui égare la plupart des participants. Chaque fragment se présente avec un horaire précis qui s'inscrit sur l'écran, mais les épisodes, assignés chacun à un point de vue différent, ne respectent pas parfaitement la chronologie, débordant sur le précédent et le suivant, formant une temporalité purement filmique, saisissant intégralement des bribes de temps vécu mais disposant librement de la possibilité de passer sans crier gare à toute autre chose.


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Tarantino organise la ronde en cent cinquante minutes de pur cinéma, de flirt nonchalant avec la mélancolie existentielle, le désir de retraite, le vieillissement accepté. Il construit son film sur cette limpide sérénité du regard, celui d'une évidence atteinte à travers l'évidement des formes. Sa recherche effrénée de la saillie et du fait significatif laisse place aux temps morts et à la banalisation des apparences par le quotidien. Comme toujours on chipote sur du vent (la couleur et le motif d’un sac de supermarché), on digresse sur un rien (la pertinence à racheter des vinyles en CD), on parle de ce qu’on a fait et de ce qu’on va faire, le long de plages de dialogues truculents et épicés qui assurent une indescriptible délectation. Le hors-champ est cette fois la règle d’or : les morts violentes sont d’autant plus terribles et abominables qu’on ne les voit pas (Louis abattant Melanie sur un tétanisant coup de colère), et les gestes d’affection d’autant plus beaux qu’on les imagine. Mais quand le cinéaste montre, quel régal ! South Bay est un cadre exubérant, luxuriant, plein de Cadillac rutilantes et de chemises hawaïennes, où les rouges des bérets et les jaunes des blousons éclatent sous un soleil paradisiaque. Un tempo ralenti, quasi contemplatif, vient apaiser cette mélodie qui retentit de nigger, de fuckin’ ou autres éclats provocateurs dans la cité des anges, avec ses ghettos toujours entre deux émeutes. Cadre réaliste d’un rêve éveillé, tâché de sang presque par accident, et où le vert du dollar sert de passeport pour l’azur et des lendemains meilleurs. Parce que Jackie s’en tient strictement à la situation, simplement et superbement ouverte à la disposition des choses, parce qu’elle a pris conscience du passage du temps, elle décide de saisir sa chance. L’heure de vérité est venue, elle va la provoquer. Dangers comme embûches seront nombreux, et elle ne sera pas sans douter parfois d’elle-même, sans éprouver douloureusement l’adversité. L’interrogatoire serré et la pression que lui réserve Ray après la transaction lui use les nerfs : discrètement, elle profite de l’éclipse de l’inspecteur pour essuyer une larme. Mais notre héroïne résiste, forte, déterminée, splendide. C’est qu’elle peut jouer d’un atout crucial : Max, la seule personne qu’elle a mise intégralement dans la confidence, et avec qui elle se lie d’une complicité inébranlable. Il est son roc, elle est sa lumière.


Alors la densité romanesque de Jackie Brown se cristallise pleinement. Derrière la jubilation d’un récit déroulant avec fluidité ses pleins et ses déliés, derrière la tension d’un thriller soul, ironique et déceptif qui accomplit l’exploit de captiver en privilégiant le creux, l’attente, le montage long aux démonstrations de force ou aux trépidations anabolisées, c’est une bouleversante sentimentalité qui éclôt. Le tango des truffes, le polar à facettes éclatées, corsé de virages et d’arnaques, n’étaient que des alibis pour faire s’épanouir la magnifique histoire d’amour qu’ils recelaient en leur sein. Timidité précautionneuse, prudence de chat ayant reçu des coups, séduction à feu doux, alchimie olympienne : entre la reine Pam Grier, dont la moindre émotion est charnellement transmise à travers l’écran, et Robert Forster, tout d’assurance fatiguée, de charisme insidieux, l’accord est absolu. Rencontre merveilleuse de la démarche et du regard à la sortie de prison, lorsque Jackie apparaît si lasse à Max sous des lumières bleutées. Épanchement intime et connivence immédiate autour d’une tasse de café, en un tête-à-tête qui prolonge langoureusement le bien-être commun. Forte de tels instants de grâce, l’histoire de cette estime réciproque, de cette reconnaissance partagée s’achemine vers le romantisme secret de son dénouement. Démontant à lui seul tous les mobiles apparents jusqu’alors avancés, Max renonce à tout intérêt, non sans regret de la voir partir. Jackie scelle leur alliance et lui formule sa gratitude d’un platonique mais sensuel baiser. Il s’émancipe, elle s’évade. L’argument du film ? Aujourd’hui à Los Angeles, deux êtres humains se sont mutuellement permis de s’accomplir, et ont échappé à l’emprise des motivations du genre policier. C’est dire comme la seule virtuosité est loin. À la fin, lorsque Jackie s’en va avec le magot en chantonnant en play-back un tube de Bobby Wormack, on mesure à quel point Tarantino, lui aussi, a réussi son coup.


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le 3 juil. 2012

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Thaddeus

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