Toute la grandeur de Jackie tient sur une idée élémentaire : traiter la quintessence de l’Amérique par un réalisateur étranger, à savoir le chilien Pablo Larrain. Sorti à quelques mois d’intervalles de son précédent et complexe Neruda, ce nouveau biopic emprunte à son prédécesseur la singularité d’une forme tout en faisant évoluer son regard : Larrain délaisse ici la distance ironique et les transgressions narratives qui faisaient la saveur de Neruda, pour oser l’empathie et le lyrisme.


Resserré sur une unité de temps assez dense, de l’assassinat de son mari à ses funérailles, le récit tourne autour de la question essentielle de l’image : qu’est la posture d’une first lady ? Alors que Jackie s’était acquittée de sa tâche avec ferveur – en témoigne ces formidables séquences de tournage à l’intérieur de la Maison Blanche lors d’un reportage inside contribuant à faire du lieu, soit disant, la maison du peuple – la voici contrainte à improviser ses adieux à la scène : quel est le rôle à jouer ? Quelle est la trace à laisser ? Quelle est l’icône à contrôler ?


La question obsédait déjà Neruda : mais la satire d’un poète national que Larrain connaissait trop bien fait place à un portait résolument cubiste : Larrain donne accès à des vérités profondes, à la sincérité d’une douleur qui ne va cesser de se diluer, de se fragmenter sous le glacis du protocole. Jackie n’est pas brisée par le système et les conventions : elle les incarne, les intègre, voire les forge elle-même avec une conviction profonde. Elle reprend ce que disent tant d’Américains dans les films à leur gloire : « I’m just doing my job ».


La conversation avec un journaliste, une semaine après les événements, est le prétexte d’un récit qui va osciller entre la sincérité et le discours à la nation : le off, dans lequel se logent les plus belles séquences, souvent muettes, et le in, ou comment forger une statue pour la postérité. La musique extraordinaire de Mica Levi l’annonce dès l’écran noir qui ouvre le film : mélancolique, un chant puissant de cordes qui se désaxe de sa tonalité d’origine, comme lorsqu’on ralenti un vinyle à la main : la dissonance de l’authenticité.


Toute la force de Jackie réside dans son montage. Alors que dans Neruda, Larrain usait du procédé un peu poseur du cut consistant à conduire un même dialogue sur plusieurs lieux différents, il l’amplifie ici sur une voie narrative traversant les lieux et les circonstances. On ne quitte jamais la protagoniste, souvent enfermée dans un gros plan qui ne cesse de lui rappeler à quel point elle est scrutée et doit veiller à garder une contenance.


C’est peu de dire que Natalie Portman excelle dans son rôle : non seulement pour le travail de composition, mais aussi parce qu’elle parvient à montrer le travail d’une actrice, la façon dont un visage se fige et se prête au jeu de la photographie sur papier glacé.


La diversité des interlocuteurs (son assistante, sorte de coach qui lui apprend à jouer son rôle, son beau-frère, un prêtre, le journaliste) et ses instants de solitude se mêlent en un écheveau complexe qui délivre, par fulgurance la vérité d’un être. I lost track of what was real, what was performance, avoue-t-elle au cours de son entretien : Larrain reprend ces diverses pistes et les dissémine sur une palette émotionnelle et graphique de toute beauté : chaque pièce a sa propre couleur, chaque scène son atmosphère lumineuse. La fragmentation va plus loin, sur la personne de Jackie elle-même qui défile avec toute la gamme chromatique de ses robes dans l’un des sommets du film, son errance alcoolisée dans la Maison Blanche dont elle est désormais la veuve. Et le morcellement ultime, sur lequel elle revient souvent, est celui de la boite crannienne de son mari, qu’elle essayait de re-solidariser après le deuxième coup de feu. La plus célèbre de ses tenues, le tailleur Channel rose portée le jour de l’assassinat, restera maculée de sang à sa sortie d’avion : pour, dit-elle, qu’ils voient ce qu’ils ont fait. L’Histoire s’écrit aussi avec du sang.


La ferveur avec laquelle elle va organiser les obsèques de son mari, jusqu’à une forme de démesure, dit la crainte de ne pas s’inscrire suffisamment dans cette Histoire qui dévore. Toute la finesse du portrait consiste à opérer une double progression : celle d’un succès, la postérité étant la preuve du sens aigu de Jackie en terme de communication, suivie de près par un dépassement intime qui vise à reprendre sa place d’individu. La très belle conversation avec le prêtre remet les choses à leur place : il lui révèle en substance que faire face à l’obscurité, au silence de Dieu et à l’absence de sens peut certes conduire au suicide ; mais que la plupart du temps, on se relève le lendemain pour faire couler un café. Qu’il ne s’agit pas tant d’accepter l’absurde de notre vie que notre capacité à accepter l’inacceptable, et à continuer, tant bien que mal, à avancer. Que cette réalité ne fait pas pour autant de nous des êtres méprisables.


Après avoir joué avec conviction et succès son rôle de mère éplorée de la Nation, Jackie parle à nouveau à la première personne. De ces obsèques, (That was spectacle, dit le journaliste) elle avoue la vraie nature au prêtre : That was for me. Et de les doubler d’un geste autrement plus intime, celui de l’enterrement de ses deux enfants auprès de leur père.


Jackie est devenue un être complet : une légende forgée dans le sang, et qui devient un mannequin aperçu fugacement dans l’ultime scène au sortir d’un camion où l’on produit en série sa statue glamour. Une icône satisfaite de la tâche accomplie au service des artifices de l’Histoire, à l’instar de cette chanson qu’elle écoute en boucle : « One brief shining moment ». Une femme et une mère en deuil, prête à se retirer de la scène pour enfin laisser le décor s’effondrer sous le prisme informe de ses larmes.

Sergent_Pepper
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le 15 févr. 2017

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