On sait que quoi qu’il fasse, Eisenstein est contraint de répondre à des commandes. Ainsi de ce vaste projet d’un biopic sur Ivan le terrible, qui va certes restituer les efforts du tsar Ivan IV de Russie, à la fin du XVIème siècle, pour unifier son pays, mais surtout faire en écho le portrait de Staline. Obsédé par la grandeur de son pays, devant affronter des ennemis frontaliers et des traitres en interne, le personnage historique résonne sur bien des points avec les délires du dictateur.
Eisenstein s’attèle à la tâche, pour ce qui sera son ultime film, prévu en 3 volets, et qui sera interrompu après le deuxième.


La majesté du sujet impose un changement de ton : on ne retrouve plus le montage frénétique des débuts de sa carrière, la nerveuse restitution des mouvements populaires. Ici, le cérémonial l’emporte. Dans des intérieurs démesurés, sous des costumes fastes, accompagnés de chants grégoriens à la gravité sentencieuse, la cour des grands s’impose. Les portraits sont outrés, de la puissance du tsar aux traits retors des fêlons, les éclairages proches du conte fantastique.
Tout est ici question d’atmosphère, et de ce fait, le film est beaucoup plus lent, gagne en densité, suspendu aux décisions et aux angoisses d’un personnage à qui il incombe d’incarner une nation toute entière.


Certaines scènes d’extérieur frappent encore par leur grandeur, et confirment le talent d’Eisenstein dans le registre épique, notamment dans ces attaques de forteresses riches d’explosions et de figurants multiples, et ce splendide plan final qui voit le peuple tout entier converger vers son tsar en une file infinie dans la neige.


Mais c’est bien l’intérieur étouffant, la promiscuité trompeuse des intrigues de palais qui prime. Et sur ce point, le cinéaste atteint une nouvelle intensité, en sondant des personnages plus complexes, en proie au doute et à des enjeux trop grands pour un seul homme. Il se dégage quelque chose de profondément primitif, au sens noble du terme, dans ces portraits expressionnistes.


La dimension éminemment shakespearienne des thèmes et des passions secouant les protagonistes est patente, d’autant plus dans l’histoire d’amour entre Ivan et Anastassia que les conjurés vont s’acharner à détruire. On pense bien entendu à Othello, et la future version de Welles s’impose à la comparaison, tout comme sa version de Macbeth : de nombreux points communs unissent les films ; à commencer par leur éclat visuel, tout en contrastes, l’importance donnée à des lieux disproportionnés, ainsi que la sacralité d’un langage qui garde sa dimension théâtrale pour conforter la solennité historique du récit transcrit.


Son rapport à l’Histoire permet donc à Eisenstein de se tirer d’un mauvais pas : par son esthétique et le souffle qu’il procure à son récit, il transcende largement la commande et le spectre de la propagande. Mais son intégrité sera aussi sa perte : le deuxième volet d’Ivan le terrible sera interdit par Staline et signera la fin de la carrière du cinéaste.


(8.5/10)

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Politique, Les meilleurs films sur le pouvoir et l'ambition, Les meilleurs films sur la politique, vu en 2017 et CCMD # 28 : Les sens de la fête

Créée

le 10 déc. 2020

Critique lue 535 fois

27 j'aime

6 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 535 fois

27
6

D'autres avis sur Ivan le Terrible

Ivan le Terrible
Sergent_Pepper
8

Tsar wars

On sait que quoi qu’il fasse, Eisenstein est contraint de répondre à des commandes. Ainsi de ce vaste projet d’un biopic sur Ivan le terrible, qui va certes restituer les efforts du tsar Ivan IV de...

le 10 déc. 2020

27 j'aime

6

Ivan le Terrible
Docteur_Jivago
10

L’ascension d'Ivan

C'est à la demande de Staline que Serguei M. Eisenstein s'attaqua à la vie de Ivan IV de Russie, surnommé Ivan le Terrible qui régna durant une quarantaine d'années au XVIème siècle en Russie et crée...

le 1 mai 2014

22 j'aime

7

Ivan le Terrible
essen_ko
10

Critique de Ivan le Terrible par essen_ko

Le pouvoir est lourd comme une courrone d'or massif. Les russes aiment le pouvoir et aiment aussi parler du pouvoir. Ivan le Terrible, c'est simplement un des meilleurs film d'intrigue politique...

le 9 nov. 2010

11 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

764 j'aime

103

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

698 j'aime

49

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

612 j'aime

53