Les rêveries d'un promeneur solitaire

Après un Memento certes séduisant mais artificiel dans sa structure bien souvent, Insomnia semble alors s'imposer comme le premier vrai tournant cinématographique pour Christopher Nolan. Film de studio, Soderbergh et son influence à la production, un scénario remake étranger au réalisateur, le film fait ainsi office de test décisif, véritable saut dans l'inconnu pour notre prodige en devenir. Et tandis que le générique de fin s'achève sous les notes libératrices de David Julyan pour notre justicier apaisé, difficile de ne pas voir avec ce long métrage les prémices d'un cinéma toujours plus intime mais paradoxalement toujours plus grand. Un environnement comme déploiement cérébral de nos protagonistes tourmentés par leurs choix, des lieux comme autant de réalités et projections aussi lumineuses qu'envahissantes dans ce film noir définitivement pas comme les autres.



L'insomnie [...] grossit la moindre contrariété et la convertit en coup du sort, veille sur nos blessures et les empêche de dépérir 1



Alors que certains voient en Nolan ce réalisateur froid plus intéressé par la structure de son récit que par ses personnages, force est de constater qu'avec Insomnia et sa narration assez classique pour ne pas dire convenue, le spectateur fait l'expérience des émotions et ressentis à chaque instant. Comme dans l'intégralité de sa filmographie les sentiments et dilemmes restent la priorité et à ce titre le remake du film de Erik Skjoldbjaerg n'est qu'une preuve supplémentaire des objectifs du cinéaste. Une caméra qui ne lâchera jamais l'inspecteur Dormer joué Al Pacino qui après Serpico ou bien Heat incarne une fois encore une certaine justice en fin de carrière cette fois-ci. C'est avec le visage fatigué et vieilli (peu avant une chirurgie de mauvais goût) que l'acteur monopolisera l'écran, une prestance évidente mêlée à une fragilité toute aussi flagrante. Contraint de stopper un meurtrier en puissance interprété par un froid et dérangeant Robin Williams systématiquement vulnérable mais menaçant, notre justicier est également rattrapé par les pressions internes et toute une vie remise en cause. Il est intéressant de voir qu'avec Insomnia Nolan va alors totalement à l'encontre de ce qu'on peut parfois lui reprocher. Insomnia est en effet ce duel contre soi et l'autre où l'épuisement personnel aussi physique que psychologique dans cette zone aliénante et inconnue reste la seule préoccupation. L'enquête ainsi que la poursuite d'une certaine manière sont plus ou moins délaissées pour ne pas dire oubliées. Nolan est comme fasciné tel en enfant par ses personnages et de fait par ces acteurs pour ne pas dire figures. Un déséquilibre là où l'on pourra aussi y voir un parti pris. Car devant ce scénario assez peu ambitieux au regard des films qui ont précédé et suivi, Insomnia se révèle dans ce même déséquilibre être une véritable expérimentation dont profitera le reste de son œuvre de manière plus ou moins flagrante. Ne pouvant s'attarder sur la temporalité de son récit, ici cantonnée à une véritable condamnation solaire, c'est alors l'interaction entre cet Alaska aveuglant et son héros en chute libre qui retient notre attention, se contentant d'un développement minimaliste d'absolument tous les autres protagonistes exception faite du tueur en question rapidement dévoilé par ailleurs.



Le paradis et l'enfer ne présentent d'autre différence que celle-ci : on peut dormir, au paradis, tout son soûl ; en enfer, on ne dort jamais 2



Une enquête somme toute banale pour un inspecteur qui n'a plus rien à prouver, une assurance systématique face aux questions posées mais rapidement le cinéaste à la façon de ce blanc inévitablement ensanglanté déploie cette ville d'Unkmuit et ses environs. Pas de vue globale mais une nature subie, des morceaux de ville qui nous repoussent et ce sentiment d'exclusion jamais plus fort que lorsque l'on est paradoxalement entouré. Une nature austère donc où l'épuisement tend toujours plus vers cet onirisme cadavérique, ce cauchemar vécu. Les illusions et pulsions prennent peu à peu le pas et c'est finalement un saut dans un cabanon isolé qui scellera le destin de notre personnage pour qui il est désormais interdit de rêver. Une rivalité naissante, un sens de la justice mis à mal comme la confusion des réalités sont alors autant de thèmes parmi d'autres que Nolan cherchera toujours plus à approfondir. Constat d'autant plus flagrant en témoigne cet harcèlement incessant du lieu sur son personnage, lieu comme éternelle toile sur laquelle sont projetés les maux intérieurs du héros à l'image de Dunkirk. Au même titre que l'inception ou la découverte de l'infini, ici l'insomnie est un procédé qui captive mais reste néanmoins un simple prétexte à viser l'intime et le faire vivre au spectateur. Dès lors de ce classicisme presque déroutant de la part du cinéaste émerge un langage cinématographique intelligent et surtout mesuré. Cette justesse c'est ainsi une façon de filmer au tout début la scène du meurtre qui reste le moment le plus marquant, à la lisière du surnaturel et a priori plus propice à illustrer l'insomnie alors que notre personnage est encore pleinement apte, paradoxe assez éclairant. La tentation aurait été de justement conserver ces moyens et ce procédé de mise scène pour la toute fin lorsque l'illusion se fait toujours plus violente. Un lieu qui vous incarcère et c'est alors une lumière comme l'insignifiance des objets et leurs sons qui constituent autant de parasites sur lesquels se greffe telle une anecdote notre tueur. Un souci de réalisme qui à défaut d’impressionner fonctionne car il nous concerne, parti pris loué pour ses Batman comme discuté pour son dernier film. Insomnia est une agression constante jusqu'à la mort salvatrice quasi espérée où le hasard providentiel d'une route n'est qu'un élément parmi d'autres qui nous échappe. Une chute dans les abysses des incertitudes de ce héros pour une rédemption possible.


Évidemment limité par son matériel d'origine, Nolan parvient néanmoins à poser les pierres de ce qui fera toute son œuvre à ce jour, exploitant au maximum ce film de commande quitte à sacrifier ce qui fait pourtant la sève d'un thriller. Excessif sur son personnage, bancal sur l'histoire en elle-même qu'il ne fera jamais qu'évoquer, Insomnia est un lieu de paris et de tentations pour celui qui avait jusqu'alors pu jouir de libertés créatrices certaines. Un film profondément inégal qui fascine comme il déçoit (qui plus est rétrospectivement), sacrifice nécessaire d'un héros pour le projet rêvé de la résurrection d'un autre.

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le 29 août 2017

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Chaosmos

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