Tourné en numérique, Inland Empire constitue le dernier long-métrage de David Lynch. Il s’agit à la fois d’une plongée intérieure dans l’esprit d’une actrice d’Hollywood, et au sein des dédales matériels infernaux où le personnage chute continuellement. Il est autant fait référence au monde de la télévision, où ces rapports prévisibles entre les acteurs pourraient être tirés d’un soap opera que le monde du cinéma, bien plus dangereux, mettant en scène le merveilleux pour cacher le cauchemar. Les acteurs ne veulent pas abandonner le tournage, déjà maudit, et changeant à chaque instant. Car Hollywood est le monde des possibles.


Y a-t-il plus labyrinthique que ce film dans la filmographie exceptionnelle de David Lynch ? Si la confusion entre le rêve et la réalité est une obsession retrouvée dans la matrice du réalisateur, jamais celle-ci n’a été autant sollicitée. Côtoyant les passages oniriques bienvenus de son cinéma, le film ne dispose cependant pas d’une continuité stylistique et narrative franchement déterminable. Pourtant, le cinéaste tourne intégralement en numérique et imprime chaque image d’une confusion entre le rêve et la réalité, en confondant également les temporalités par un montage des séquences dans le désordre. Inland Empire s’impose rapidement comme une véritable expérimentation, une relecture d’Alice au pays des merveilles où Nikki (Laura Dern) ne parvient plus à suivre le lapin incarnant sa conscience. Transformée par les circonstances, l’emprise de l’autre malgré son charme de blonde du film noir, elle apparaît tantôt jolie ou vulgaire comme les autres femmes. Dans l’épilogue même, Lynch matérialise cela en faisant danser ses madones, dans un carnaval fou où il ne reste plus que les corps animés. Il fallait toute cette odyssée mentale pour parvenir à l’âme déchirée d’une actrice à Hollywood. Les déformations des visages, courbés en courte focale, mettent en exergue la peur constante de Nikki, son double Susan, et les autres qu’elle a incarné, comme une possession jamais défaite.


Sur le terrain du cinéma expérimental, Inland Empire rappelle évidemment les court-métrages du réalisateur et notamment Rabbits (2002). Dans ce film, trois lapins faisaient leur vie dans un studio en carton, alors qu’un phénomène étrange menaçait leur habitat. Certaines séquences sont réexploitées à l’occasion de plusieurs scènes étranges, et cauchemardesques où les lapins remplacent les acteurs. En choisissant Hollywood comme point d’ancrage de son récit, Lynch fait presque une suite spirituelle à Mulholland Drive (2001), Laura Dern jouant une Naomi Watts vieillie, absorbée par l’image d’un cinéma qui existait, répétant les clichés à l’infini jusqu’à l’infidélité conjugale. Inland Empire, c’est ce quartier perdu d’Hollywood duquel Nikki comprend les raisons de s’en échapper par la ruelle, pour rejoindre une dimension féminine, où la femme serait enfin reléguée à ce qu’elle était à l’origine : une créature fragile. De la prostitution jusqu’au meurtre revanchard, tout cela a été exploité et en mieux chez Lynch, mais la démarche est sincère. Au fond, même si les trois heures sont parfois éprouvantes, le cinéaste livre un film de rencontre, presque sensible entre une femme et une autre qu’elle était auparavant. La performance de Laura Dern est magnifique, surtout lors d’une scène terrible où Nikki meure en pleine nuit à côté de sans-abris, à la suite de sa ressuscitation. Une créature broyée par Hollywood, qui n’est plus exploitable.


Le vrai film caché, c’est celui-ci que nous livre Lynch : le meurtre de l’enfant et de la femme est inavouable par le mari de la famille, mais inéluctable. Il faut distinguer constamment le vrai du faux, parce qu’il n’y a au fond dans Inland Empire qu’une seule réalité. Une femme sombre, dans un décor transformable qu’elle ne maîtrise pas, ou plutôt qu’elle n’a jamais maîtrisé. Le seul échappatoire, c’est l’amour. Un pur film d’épouvante finalement, où le silence et les hurlements côtoient des mises en abyme renouvelées.


A retrouver en intégralité : https://cestquoilecinema.fr/retour-sur-inland-empire-lempire-du-cauchemar/

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le 9 juin 2023

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William Carlier

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