« Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et qui bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont ils émanaient, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial… »


A la recherche du temps perdu (1918) de Marcel Proust.


Wong Kar-wai, à mille lieues de la vaste surenchère des rom-coms affadies, s'emploie à troubler nos repères par ses partis pris inédits : en abolissant les règles tacites de la romance bon marché, en mettant sa mise en scène au service de l’éveil des sens, en donnant une dimension esthétique à nos perceptions ou émotions, il réalise la gageure de nous faire vivre la naissance d’un amour. Le cinéma romantique se réinvente donc, plan par plan, scène par scène, afin de porter à notre regard ce monde que nous étions jusqu’alors incapables de voir : celui de l’amour en suspens, celui de ces univers immenses et trépidants qui tiennent sur un regard, un frisson, un trois fois rien qui a des allures de grand tout ! Ouvrons les yeux, nous dit le cinéaste, le fugace dissimule parfois de la beauté, tandis que l’instant vécu peut résonner pour l’éternité. Par son art de la représentation poétique et du récit, Wong Kar-wai se joue de nos attentes au sujet des histoires adultérines, faisant de In the Mood for Love l’expression lancinante de l’émotion amoureuse.


Une quête d’abstraction visible depuis longtemps dans l’œuvre du cinéaste - comme dans Nos années sauvages ou encore Les Anges déchus - et dont témoigne son rapport à l’œuvre originale : le roman Tête bêche de Liu Yichang, s’il sert de référentiel à l’élaboration du film, n’est pas adapté littéralement. Wong Kar-wai préfère transposer son « sens profond » afin de transformer en geste purement cinématographique un exercice narratif particulièrement littéraire, qui se veut être « tête bêche » comme le titre l’indique - c’est à dire décrivant, de manière alternée, l’intimité des deux principaux protagonistes. L'image se substitue alors aux mots, avec beaucoup d’élégance, afin de nous faire partager la condition de ces êtres qui ont fait de leur monde intérieur une possible échappatoire, cherchant dans les souvenirs (pour lui) ou les distractions (pour elle) les moyens de survivre à une réalité inexorablement fertile en chaos.


C'est cette dernière, d’ailleurs, qu’il faut avoir en tête afin d’apprécier pleinement le potentiel évocateur de In the Mood for Love. Car si relation à trois il y a, elle se joue sans doute moins avec le conjoint infidèle qu’avec cet ordre social qui juge, emprisonne et condamne promptement les êtres, surtout lorsqu’il s’agit d’une femme. Cette pression sociale s’incarne de manière évidente dans le film, en prenant notamment les traits de la logeuse et du patron de Mme Chan, générant un sentiment de culpabilité chez celle qui demeure pourtant la victime des agissements volages de son époux. Un discours critique que le cinéaste conduit toutefois de manière subtile, en dessinant subrepticement le visage d’un Hong Kong oppressant (les appartements sont exigus, les ruelles étroites, etc.) ou la condition de citoyens captifs (personnages perçus derrière une grille ou dans l’encadrement d’une porte, représentation impressionniste des silhouettes et des lignes de fuite). Le recours au montage permet par ailleurs de prendre une certaine hauteur par rapport à l’histoire récente du pays : comme l’indique cette césure provoquée par l’insertion d’une image d’archives (la visite du général de Gaulle à Phnom Penh, annonçant la fin de la colonisation), appelant de ses vœux l’avènement d’un nouveau monde, potentiellement plus tolérant (comme le souligne cette image d’une femme célibataire se promenant avec son enfant), dans lequel la sensibilité ne serait plus soumise au diktat des conventions et des moralistes de tous poils.


Il se dégage ainsi, tout au long du film, un sous-texte romantique que la mise en images de Wong Kar-wai exprime parfaitement, comme lors de ces instants hors du temps, ces moments délicieusement contemplatifs, au cours desquels émerge une sensibilité passionnée et mélancolique jusqu’alors insoupçonnée. L'objet filmique devient alors source même d’émotion, sa dimension formelle traduit une irrésistible poésie mélancolique.


La belle idée, pour l’exprimer, sera de rompre avec le schéma narratif classique de la romance sur grand écran, instaurant ainsi des codes bien plus évocateurs. En plaçant en hors champ les amants volages, en mettant au centre de l’écran les époux délaissés, il bouleverse notre représentation du « héros ». Les « trompés » deviennent personnages principaux, les habituels « déshonorés » se voient dorénavant en être distingués : en refusant d’imiter leurs conjoints, ils se parent de noblesse ; en évitant le piège de la tromperie, ils chassent le faux et célèbrent le vrai, l’amour pur et sincère. Cependant, les effets délétères de la réalité étant puissant, le risque de subir la déchéance ordinaire est grand : l’amour courtois est donc repoussé, entraînant une irrépressible frustration du désir. Seul « l’extraordinaire », alors, pourra être le palliatif à tous leurs maux, comme le symbolise si bien cette chambre d’hôtel, ce lieu hors du temps et des contraintes où le rêve est possible, où l’accomplissement n’est plus utopique. C'est ce que nous indique, d’ailleurs, de manière métonymique l’élaboration du roman de chevalerie : l’entente harmonieuse de l’homme et de la femme, dans ce lieu au temps suspendu, rend possible l’acte de pure création.


Mais avant d’écrire leur propre histoire, ils vont devoir changer de paradigme et troquer la valse des échecs contre celle bien plus enivrante des amours vrais. In the Mood for Love, en effet, plutôt que nous conter simplement l’histoire d’un coup de foudre, cherche à exprimer plastiquement ce cheminement amoureux qui aboutira à l’éveil et la prise de conscience.


Structuré comme une danse, aux dires mêmes du cinéaste, le film fourmille d’allers-retours, de ralentis, d’ellipses et de moments répétés presque à l’infini. Des répétitions multiples, tant sur le plan de la diégèse, des décors que du montage, qui se veulent être aussi poétiques que signifiantes. On saluera, ainsi, l’excellent travail réalisé sur la perception du temps, avec notamment ce découpage minutieux des séquences et cette chronologie enchevêtrée, qui suggère remarquablement les circonvolutions amoureuses. De même, la récurrence de la pièce musicale «Yumeji’s Theme», composée par Shigeru Umebayashi, permet d'habiller les non-dits existants entre les personnages. Les leitmotivs visuels, forts nombreux également, ont un pouvoir suggestif puissant comme le montre ce subtil ballet de vert et de rose qui irise l’image, mettant en opposition le temps de l’éternité avec celui de la passion.


Un état paradoxal que Wong Kar-wai sonde avec délectation en usant, parfois jusqu’au maniérisme, d’une pléiade de ralenti. Des ralentis qui questionnent, en confrontant la grandeur de l’amour (étirement des moments sentimentaux) avec la petitesse de la société (lieux exigus, encombrés...). Des ralentis qui bouleversent, également, en conférant à ces instants fugaces, ces sensations presque imperceptibles à l’œil nu, leur pleine puissance esthétique. Citons, pour l’exemple, la séquence se déroulant dans l’escalier, au cours de laquelle le ralenti donne à une rencontre les allures mélancoliques du souvenir. Ou encore celle de l’hôtel où un ralenti, en travelling arrière, exprime à lui seul l’impasse d’une liaison : Mme Chan, figée dans le temps, ne peut rejoindre M. Chow. Pour ne pas perpétuer à l’infini les erreurs de leur conjoint. Pour ne pas revoir cet autre sur lequel se reflète sa propre solitude.


« Il se souvient des années passées comme s'il regardait au travers d'une fenêtre poussiéreuse, le passé est quelque chose qu'il peut voir, mais pas toucher. Et tout ce qu'il aperçoit est flou et indistinct. »


L’intertitre final, éminemment mélancolique, résume le film à merveille : appartenir au passé, c’est déjà avoir existé. Or, un amour qui ne se dit pas, ne peut avoir de présent, de passé et encore moins d’avenir... Mais en sortant de la spirale infernale des instants quotidiens, en pénétrant dans ce lieu hors du temps qu’est Angkor Wat, M. Chow peut exprimer ses sentiments en toute quiétude : le secret confié à la pierre partage dorénavant la dimension sacrée et intemporelle des lieux. Le frisson a désormais son vestige, le romance interdite un passé : elle a existé.

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le 4 août 2021

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Procol Harum

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