Les Douze indécences de Fatih Akın

Un bon film peut être dégueulasse, comme le montre In the fade qui enchaîne, tel un Hercule de l'obscénité, les indécences les unes après les autres.


Deux exemples :
Il y a d’abord des effets d’annonce au début du film, qui visent à mettre le spectateur en tension : on sursaute lorsqu’une voiture manque d’écraser le gamin, et on comprend que le danger peut venir de partout ; et puis, la menace néonazie s’inscrit presque subliminalement dans la conscience du spectateur puisqu’un groupe de crânes rasés sont aperçus une petite seconde dans un coin du cadre lorsque que Katja sort de la boutique de son mari.


On culmine ensuite dans l’indécence avec la scène de la salle de bain. Un travelling lent et rampant au sol se dirige vers la baignoire, pour nous montrer ce que nous nous attendons exactement à y trouver. C’est dégueulasse : j’ai eu le sentiment que le film se délecte de sa situation pourtant tragique, en imprimant son rythme à la séquence et en jouant avec une caméra qui se promène sur le corps de son actrice, avant de s’éloigner pour spectaculariser le moment où Katja sort de la baignoire, après y avoir disparu.


Et ces deux scènes illustrent à quel point la gestion de l’information, la direction de l’attention du spectateur est bonne : à chaque fois, celui-ci en sait suffisamment, mais pas trop, pour anticiper la suite, et il attend fébrilement que le film lui donne, le plus souvent, confirmation de ses attentes.

On touche là un enjeu central : le récit est dramaturgiquement efficace et très bien construit. Par exemple j’ai été absorbé par la séquence du procès : les rapports de pouvoir s’expriment clairement, les personnages sont très caractérisés (un peu trop, mais effacement : le méchant avocat qui ressemble à Alain Soral est horripilant, le gentil avocat qui ressemble à Eric Toledano suscite la bienveillance, un simple regard des accusés suffit à faire comprendre leur détraquement, etc.), la scénographie de la Cour est bonne, la durée des moments du procès sont bien gérés, et la conclusion est à la fois attendu et surprenante.


Le film alors est très fort, mais au mauvais sens du terme : il est brillant, mais pas émouvant. Fatih Akın est très habile, et c’est ce qui le pose problème : l’indécence repose dans l’utilisation d’un malheur humain insoutenable non pas pour faire partager cette expérience avec le spectateur, mais pour donner de la matière à un récit efficace.


J’ai un problème avec ce genre de film : je les trouve dégueulasse, parce qu’ils arrachent l’investissement émotionnel du spectateur à coup d’effets et de figures (ici, l’usage de lents et longs travellings).


Mais si ce récit est très bien construit, malin, efficace, pour quoi faire ? ce n’est même pas tant pour faire partager l’émotion de Katja (je n’ai en tout cas personnellement pas été touché), mais nous donner la bave aux lèvres, pour nous faire désirer et attendre l’exécution d’une vengeance.
Je trouve dès lors le panneau final hypocrite : j’ai eu l’impression que le film essaie in extremis de justifier toute son entreprise, qui serait finalement une dénonciation des néonazis. Je n’y crois pas : certes, le film évoque en sous-texte les problèmes de l’Allemagne et de l’Europe avec l’extrême droite, mais ce n’est clairement pas le cœur du film.


En revanche, Diane Kruger est très impressionnante : je redoutais l’interprétation hystérique du début à la fin, mais elle est bien plus subtile que ça, et apporte un vernis d’humanité à un film qui n’en a pas beaucoup.

TomCluzeau
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le 16 janv. 2018

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Tom Cluzeau

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