Dans la longue histoire des absurdités de traduction française, ce cas est un fleuron. Le film s'intitule Unforgiven. Il est étrangement devenu chez nous Impitoyable, ce qui est peut-être un habile choix de marketing mais surtout un contresens total. Unforgiven signifie en effet celui, ou ceux, à qui il ne sera pas pardonné. Selon la lettre du scénario, ceux qui n'ont pas droit au pardon sont un cow-boy passablement abruti qui a tailladé le visage d'une prostituée après qu'elle s'était moquée de lui, et son jeune collègue complice. Mais le mot a une portée bien plus vaste. Le shérif Little Bill a cru résoudre l'affaire en faisant dédommager le tenancier du bordel, le jeune cow-boy a cru arranger les choses en faisant un geste envers la fille défigurée. Ils n'ont rien compris. Ce n'est pas ici affaire de remboursements mais de malédiction. Elle les frappe tous, victimes, commanditaires, exécutants et témoins, coupables ou innocents ("innocents de quoi ?" entend-on régulièrement). Ce film ce n'est pas Règlement de comptes à OK Lupanar, c'est l'Apocalypse selon Clint, la rédemption en moins. Les filles veulent la vengeance et la mort, elles mettent à prix les têtes des deux vachers qui ont martyrisé l'une d'entre elles. L'exécuteur du contrat (Eastwood, évidemment) n'est plus un pale rider animé d'une taciturne détermination justicière mais une sorte de mannequin de cuir bouilli, tanné, roussi et craquelé, raide et maladroit, soigneusement dépouillé de tout attrait, de toute adresse, de toute volonté, et introduit par des scènes qui accumulent les détails mortifiants (il s’étale dans la boue en poursuivant un porc, manque obstinément la cible qu’il vise et, comble incongru de la disgrâce, éprouve des difficultés à monter à cheval). Un pur agent du destin, ballotté, malmené par le ciel et la terre, les animaux et les choses, les femmes et les hommes. Avec une splendide ironie, l’acteur-réalisateur réunit dans le calvaire qu'il impose à son personnage le réalisme (inconfort misérable de la vie dans l'Ouest, de tirer juste avec des pistolets souvent défectueux, ivrognerie, violence et puritanisme) et la métaphore du pécheur marqué par la faute originelle (il incarne un ancien desperado sanguinaire). C'est tout ensemble le flingueur de chez Leone et Siegel (à qui le film est dédié), l'humaine condition, et un bouseux vieillissant qu'il roule dans la fange du Wyoming.


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Impitoyable présente la particularité paradoxale d’être un western à la fois récapitulatif et révisionniste, dans la mesure où tous les éléments connus y sont recensés, réorientés, affectés d’un éclairage nouveau. Eastwood déterre la mythologie en voie de disparition comme le Kid de Schofield rappelle William Munny d'entre les morts. Il lui faut remettre en marche toute une machinerie disparue et aussi rouillée que l'est le corps de son héros au début du récit. Cette volonté nécrophile de refaire un tour de piste désenchanté en chevauchant un genre jadis magique et stimulant naît du désir de prolonger une représentation classique achevée. Conscient de ce qu’un western se définit avant tout par ses conventions, le cinéaste énonce celles-ci l’une après l’autre avant de les battre toutes en brèche. À première vue seulement, il nourrit le sien d'existences légendaires. William Munny, Little Bill ou English Bob ne sont plus des mythes prélevés à la réalité mais à des fictions archi-rebattues. Reflets déjà ternis des héros d'antan, histoires d'histoires, leurs légendes respectives ne sont qu'amas de clichés faciles et sensationnels. Seuls un myope, le Kid, et un plumitif, Beauchamp, peuvent les exhumer. Plus de conquête de l'Ouest ici, ni de naissance d'une nation propres au western classique américain. Ne restent que des figures usées condamnées à reproduire une dernière fois les codes d'un monde révolu. Le cinéaste attaque d'emblée la base imaginaire du genre : la virilité. À l'étage d'un saloon, une prostituée ne peut s'empêcher d'éclater de rire à la vue de la petitesse du sexe de son client. Blessé dans son orgueil, le cow-boy mutile la femme. Ainsi commence Impitoyable. Le mythe fondateur du western est ébranlé, la légende de la domination masculine éclatée, et les femmes en colère, rassemblées debout dans la rue unique d’une ville en bois, peuvent provoquer et armer l'action avec la rigueur d'un chœur antique.


Dès lors, Eastwood fonde sa mise en scène et la structure de son scénario sur le mécanisme même qui forme les légendes : un jeu perpétuel de répercussions des actions. Dès cette première scène, c'est l'écho des cris de la chambre d'à côté qui attire le jeune cow-boy, tout comme le Kid viendra plus tard s'adresser à Munny parce qu'il a entendu parler de son passé. Tout le récit obéit à ce phénomène d’incidences des événements. Little Bill refait le portrait d'English Bob parce qu'on l'a informé de son arrivée et affirme ainsi "donner un avertissement à tous les mauvais garçons de la région". Pas un épisode crucial et violent ne se déroule donc sans spectateur pour commenter et colporter les faits (d'où encore le personnage de Beauchamp, biographe de pacotille, propagateur d’anecdotes mensongères, et la myopie du Kid qui a sans cesse besoin qu'on lui raconte ce qu'il ne peut pas voir). Le film regorge de messagers pour répéter les actions et en susciter d'autres, comme dans une machine infernale. Tout au long de cette chaîne, deux discours du droit s’affrontent, qui sont en même temps deux pratiques de la violence. Elles apparaissent en miroir, comme les deux côtés identiques de la frontière entre monde ancien et monde nouveau, entre état sauvage et civilisation : English Bob traite de sauvages le shérif et ses acolytes qui évoqueront plus tard le passé de Munny comme une époque de barbarie. L’Ouest des gunfighters et des premiers settlers est à la source du mal. Avant Eastwood, Anthony Mann avait été le seul cinéaste américain à passer du film noir au western, en transmettant au second le pessimisme du premier (et Impitoyable se situe bien dans la descendance des Affameurs, de L’Appât ou de L’Homme de la Plaine).


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Mais l'écho essentiel est celui que provoque l'action dans la conscience des personnages. La modernité du film tient à cette distanciation morale qui naît de chaque acte. Chaque tueur dit ce qu'il va faire, le fait, puis juge ce qu'il a fait. L'action n'y est donc jamais immédiate, primaire, mais systématiquement décomposée — quand elle n'est pas carrément annulée. Les héros des westerns classiques n'étaient pas torturés, ils agissaient. Le sentiment et les questions qui naissent désormais des actes criminels à accomplir en perturbent le déroulement. L'âme tourmente. Seuls l'argent, la logique du marché, obligent à l'exécution des meurtres et remettent en route l'engrenage fatal. Rien ne peut l'entraver dès lors que c'est par et pour une poignée de dollars que la violence survient. L'argent exige le rejet de la compassion, de la compréhension, et alimente l'action. William Munny a beau rêver d'un monde en paix qui échapperait au rapport des forces et passerait par la douceur, cette aspiration est impossible. D'où la déchirure qui mine le personnage, tiraillé entre un passé récent, heureux et tragique (sa femme brutalement disparue) et l'obligation financière de revenir à un passé lointain et terrible (celui d'ancien tueur). Signes de cette fissure, les blessures, traces, balafres et écorchures qu’il porte au visage et qui hantent chaque scène. Frère et sœur par cicatrices, Munny et Delilah, la prostituée défigurée, déploient toute leur énergie pour "marquer" à leur tour ceux qui mutilent. Aucun espoir d'un monde harmonieux dans un univers où l'argent provoque un système de dégradation et de lésion des corps.


Le paysage perd lui aussi la grandeur et la magnificence que John Ford, l'autre maître d'Eastwood, avait su lui accorder. Esthète contemplatif, l'auteur de La Prisonnière du Désert renvoyait toujours ses personnages à la somptuosité de l'espace et à ce balancement poétique entre terre (pragmatisme) et ciel (idéalisme). Tout son cinéma opposait l'obligation de l'action à la rêverie, au vagabondage des âmes errantes, la nécessité du mouvement à l'immobilité plastique lyrique et flamboyante. Rien de tel chez Eastwood, où le dynamisme induit par le terme même de chasse à l’homme est nié par une insistante paralysie de l’action. Les paysages y sont torturés, accidentés, comme les derniers signes d'une nature qui a souffert et ne pourra retrouver son harmonie initiale. Avec Impitoyable, le cinéaste déplace définitivement les cicatrices des personnages vers les paysages. Désormais, c'est l'univers lui-même qui est blessé. Lorsque, cachés dans les falaises, Munny et ses acolytes tuent laborieusement le jeune cow-boy, la terre est fissurée de part en part. Elle ne se contente pas seulement d'envahir l'espace du plan et d'asseoir sa domination sur le ciel, mais elle absorbe, vampirise l'élément humain pour le faire disparaître. Ainsi la lente agonie du jeune homme qui, blessé, se cache derrière les rochers, est montrée comme l'engloutissement progressif d'un corps par la pierre. Scène inouïe de violence froide, où chaque coup tiré manque de faire vomir celui qui le commet, où l’on défaille devant l’irréparable en cours, où l’on attend le trépas de celui qu’on tue en priant ses acolytes de lui donner un peu d’eau. Écorché par l'univers des hommes, le paysage se venge en les dévorant irrésistiblement et devient leur tombeau.


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Un protagoniste est essentiel dans la construction éthique du discours : le shérif Little Bill Daggett, dont Eastwood fait le double, la face cachée du personnage de James Stewart dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Il est peut-être même l’ancêtre de l’inspecteur Harry, représentant de la loi vivant tout comme lui sur la corde raide de la justice. Little Bill n'est pas un juriste scrupuleux débarqué de la côte Est. Il n'est pas non plus un truculent truand affublé des oripeaux de l'ordre comme le juge Roy Bean. Il est, sous ses dehors de brave homme, un fanatique. Et partant, un mauvais charpentier : à l'image de sa maison biscornue qui fait eau de toute part, le pays dont il se veut le bâtisseur a été mal construit. Nation sans foi ni loi qui a conquis son territoire par la violence. L'idéal démocratique américain, dont Ford a "imprimé la légende" sur la pellicule, a-t-il été trahi ou toujours été un leurre ? Eastwood ne répond pas mais il fait de temps en temps apparaître un Indien comme une mémoire muette dans un coin du cadre, évoque d'un mot le massacre des ouvriers chinois durant la construction du chemin de fer, choisit un Noir pour le personnage martyr, assassiné dans des pratiques annonciatrices du Ku Klux Klan. Ce pays-là, il ne se contente plus de le marquer au rouge de l'infamie comme dans L'Homme des Hautes Plaines, il le détruit sans noblesse et sans panache, en un combat douteux dont il sera le fugitif rescapé plutôt que le vainqueur.


Après la période classique et triomphante du western dans les années cinquante, il y eut la période justement nommée des "westerns crépusculaires" (Penn, Peckinpah, Altman...). Avec Impitoyable, qui commence aux derniers feux du crépuscule, le soleil s'est couché. Ne reste tout juste que la lueur blafarde des lampes à pétrole. C'est dans la nuit noire de l'anéantissement de tout espoir, de toute gloire et de toute tendresse, en une série de plans tour à tour rageusement cadrés et violemment montés ou comme épuisés du long chemin parcouru sur les mauvaises pistes de l'Histoire, qu’Eastwood fait apparaître la violence légale aussi sauvage que la violence illégale. L’ordre des faits fait office de procès-verbal ou de reconstitution : on y découvre que l’état de sauvagerie ne se confond pas avec la barbarie des civilisés, mais qu’il revient dans le défaut de la légalité. De là vient le côté fantastique du film, les allures de fantôme du héros revenu des limbes, en un temps où les pauvres morts ne reposent plus, où les justiciers n’ont pas la paix. Mais divulguer le nom de William Munny peut faire resurgir le cœur noir de la légende. C’est l’ambigüité terrible du dénouement, qui voit le personnage se purger une dernière fois dans la violence, redevenir le tueur d’autrefois après avoir appris le sort funeste de son ami. Toute sa repentance n’est qu’un barrage de pacotille quand rejaillissent ses démons. Spirale sans fin, effrayant constat d’échec et de mort, qui n’offre aucune légitimation à l’action du cow-boy solitaire. Lors du dernier plan, un déroulant avertit le spectateur que son piètre ange exterminateur est désormais installé en ville et qu'il y prospère dans le commerce. Il n’est pas mort comme Randolph Scott et Joel McCrea dans Coups de Feu de Sierra. Mais cet adieu aux armes, à l’Ouest et au western est clair : du point de vue qui nous intéresse, cela revient au même. Après être revenu une dernière fois sur les lieux fossiles de son mythe et avoir poussé jusqu’à leurs termes tous ses efforts de liquidation, Eastwood explorera d’autres horizons, souvent avec le même bonheur, jamais avec la même amertume.


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Thaddeus
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le 3 juil. 2012

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le 22 juin 2014

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