Il aura fallu attendre 2013, soit soixante ans (1) après le suicide d'Alan Turing, pour que la reine Elisabeth II, dans un élan magnanime des plus tardifs, accorde son pardon royal au célèbre mathématicien britannique. Morten Tyldum à le mérite de porter à l'écran une de ces aberrations historiques monumentales, ou comment le Royaume-Uni remercia celui qui a contribué à déchiffrer des codes nazis d'une importance capitale (l'accès aux communications des sous-marins allemands utilisant la machine Enigma pendant la seconde guerre mondiale) en le soumettant à une castration chimique à l'issu du conflit. Le motif, outrage aux bonnes mœurs, venait à l'époque sanctionner son homosexualité.

C'est une habitude dans ces films au label « based on a true story » : véritable exercice d'équilibriste entre la véracité des faits illustrés et l'intérêt du matériau filmique final, ce genre de biopic tombe presque systématiquement dans le piège du pathos et peine à trouver sa place entre le documentaire et le mélodrame. On notera que si le réalisateur norvégien nous épargne le suicide en images, un texte conclusif le souligne assez grassement. En définitive, tout dépend de ce que l'on vient y chercher, mais une chose est sûre : même si The Imitation Game évite nombre de ces écueils, les connaisseurs ne pourront qu'être déçus par tant d'approximations — pour ne pas dire d'affabulations. Si l'on pardonne facilement les éléments narratifs fictionnels, au service d'un récit dynamique et relançant l'intrigue plutôt habilement, il me semble que le film ne tient pas deux promesses essentielles.

Tout d'abord, le jeu du titre. Le test de Turing, le fameux « imitation game », n'est jamais traité. Tout juste est-il évoqué, maladroitement, dans une conversation entre Alan Turing et un enquêteur le questionnant sur son homosexualité. Le célèbre test est une façon de mesurer la qualité d'une intelligence artificielle en mettant à l'épreuve sa faculté à imiter une conversation humaine. Si une personne communiquant en aveugle (par exemple par écran interposé) avec un ordinateur et un être humain n'est pas capable d'identifier avec certitude ses deux interlocuteurs, si elle n'est pas capable de distinguer l'homme de la machine, alors le test est réussi. Il existe de nombreuses subtilités à propos de ce test afin d'en garantir la validité, mais il s'agissait surtout pour Turing de répondre à sa question existentielle : une machine peut-elle penser ? Vaste programme, un questionnement passionnant auquel Benedict Cumberbatch (décidément infiniment plus convaincant en scientifique introverti qu'en grand méchant de l'univers, ici entouré par la troupe d'acteurs britanniques du moment : Mark Strong, Matthew Goode, et une Keira Knightley moins antipathique qu'à l’accoutumée) ne fait allusion qu'au détour d'une très brève conversation sur la nature humaine des homosexuels.

Mais là où The Imitation Game échoue particulièrement, c'est dans son incapacité à saisir le caractère profondément tragique du personnage qu'il est censé filmer. Les émotions sont véhiculées sans style et sans talent, à l'aide de flashbacks tirés de son adolescence et de ses premiers rapports à l'homosexualité, faisant écho au présent du film de manière très artificielle. Le personnage d'Alan Turing méritait quand même beaucoup mieux...
Turing, cet excentrique timide qui portait un masque à gaz à vélo pour éviter le rhume des foins. Au-delà du test du même nom, ce fondateur de l'informatique moderne et ce cerveau à l'origine des premiers ordinateurs programmables. Cet homme dont les travaux ont permis d'écourter la seconde guerre mondiale d'environ deux ans, aussitôt rattrapé par son homosexualité. Ce héros de guerre qu'on remercia en lui laissant le choix du traitement contre sa « maladie » : la prison ou la castration chimique par prise d'œstrogènes, option qu'il choisira pour pouvoir poursuivre ses travaux chez lui. Acculé, persécuté, on imagine assez aisément la disgrâce qu'il éprouva alors et qui le poussa au suicide en 1954. Le spectateur averti notera le clin d'œil qui est fait dans le film à ce sujet, puisqu'il mourut en mangeant une pomme imbibée de cyanure. Lui, grand admirateur de "Blanche-Neige et les Sept Nains", qui chantonnait régulièrement les vers prononcés par la sorcière : « Plongeons la pomme dans le chaudron, pour qu'elle s'imprègne de poison. » Voilà un aperçu du film qu'on aurait aimé voir.

N.B. : Il faudra attendre le 25 janvier 2015 pour la sortie française...

(1) Les dossiers ont été déclassifiés tardivement, et ces événements n'ont été rendus publics que dans les années 1970.

La critique en images : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/The-Imitation-Game-de-Morten-Tyldum-2014
Morrinson
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le 22 nov. 2014

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