Les lumières de l'empire



On pénètre par les premiers plans, chevillés aux pilotes & copilotes, dans un hélicoptère de combat, en partance pour le Moyen-Orient. Le film épouse alors la vue qu’on les copilotes de ce type d’appareil, à travers le viseur de leur tourelle. L’écran est occupée par les images des caméras vissées au canon, souvent des caméras thermiques, qui servent autant pour le copilote à repérer qu’à tirer, grâce à la croix imprimée au centre de l’interface. Des images qui sont dans le même temps enregistrées et consignées par les autorités militaires à fins d’éventuel examen. Une voix-off solennelle nous guide à travers ces leaks, ces fuites postées sur internet – par orgueil ou négligence de la part de leur auteurs, cela reste suggéré – où viser, filmer, tuer et archiver ne font plus qu’un seul geste.


Identités des opérateurs, nationalité des hélicoptères et nature exacte des missions disparaissent majoritairement derrière des tableaux hallucinés en noir & blanc, images presque « en négatif » de la réalité du conflit qui, extraites sur un écran de cinéma, viennent nous raconter l’envers de ce qui est à l’écran. Une plongée dans le projet esthétique de l’armée, qui sert son projet de mort.



Regard-machine



L’asymétrie au cœur des conflits, avec des hélicoptères survolant et attaquant à plusieurs kilomètres de hauteur des soldats ennemis, parfois sans même qu’eux en aient conscience, se voit ici alimenté par les technologies mises en œuvres. Le zoom démesuré du viseur à la fois permet de tout scruter et, paradoxe hérité de Blow Up [1], empêche de voir à mesure que l’on agrandit et que la qualité de l’image se détériore. On passe de vues extrêmement larges où les individus sont réduits à des silhouettes gesticulantes, rappelant à Éléonore Weber des tableaux de Jérôme Bosch, à de véritables gros plans. Pourtant, comme le commente un pilote de l’armée française paraphrasé en voix-off [2], le doute reste toujours permis entre, par exemple, des armes à feu et des outils de jardinage. La reconnaissance des objets et des corps reste approximative. Ironiquement, le zoom maximal, qui serait en théorie le plus à même d’identifier des détails spécifiques sur les figures humaines surveillées, rend les observateurs particulièrement nauséeux à cause de la vitesse de défilement du paysage à cette distance du sujet. Le regard humain – et même, d’humain à humain – se retrouve broyé dans la machine technologique. Ce fantasme de penser « tout voir » vient principalement justifier ce dispositif de mise à distance physique, liée directement à une distanciation émotionnelle.


L’imagerie thermique, qui affiche de manière lumineuse les éléments dégageant de la chaleur et permet donc de faire ressortir les êtres vivants la nuit, en est un des pivots, participant à l’aliénation de l’autre. Les corps étrangers perdent leurs caractéristiques humaines pour se transformer en silhouettes blanches fantomatiques, désincarnées, et brillantes. Le regard humain est transformé en regard-machine, la caméra thermique amène une forme de « binarisation » des êtres : c’est l’information qui compte, l’image est noire ou blanche. L’éclat lumineux crée un appel de l’œil irrésistible, qui se transcrit en une sorte de feu d’artifice blanchâtre, abjectement divertissant, lors de sa désintégration. Même déplacées sur un écran de cinéma, ces images de mises à mort ne provoque pas autant d’effroi que de stimulation plastique, preuve tardive s’il en fallait du pouvoir aseptisant de ce système informatisé. En une frappe, les tâches se répandent en pixels blancs éparses avant de s’évanouir dans l’obscurité du fond, phase terminale de dématérialisation de l’humain, amalgamé dans la matière numérique de l’image.


Cette disparition dans le numérique rappelle Zero Dark Thirty (Kathryn Bigelow, 2012), dans lequel les vidéos des suspects torturés par l’armée américaine deviennent une source d’informations parmi d’autres tonnes de données, ou le dernier plan de Hacker (Michael Mann, 2015), qui voit littéralement les corps des protagonistes, pirates informatiques fugitifs, se dématérialiser alors que le film épouse le point de vue d’une caméra de sécurité. Ce processus de numérisation semble au cœur des enjeux militaires et de surveillance, avec comme outil de contrôle la transformation de corps en informations malléables. Le film de Mann propose par ailleurs un jeu d’échelles similaire à ceux permis par les objectifs des caméras d’hélicoptère, plongeant dans son introduction depuis des plans satellites jusqu’à l’intérieur d’un circuit imprimé. Une dialectique qui semble intrinsèquement liée à la double nature macro- (flux vidéo à l’échelle mondiale, plans larges dépassant le point de vue humain) et micro- (unité quasi invisible de l’octet ou du pixel, plans très rapprochés pris d’extrêmement loin) scopiques de ces technologies numériques.



Machine-images



Le mot « objectif », rattaché au lexique de prises de vues, n’est pas choisi au hasard. Puisque ce qu’ils voient, et donc choisissent de voir, est enregistré, les copilotes sont les cadreurs de leurs propres actes. Réapparaissent alors des procédés de cinéma : plans larges, gros plans, panoramiques et travellings (la succession sans transition graduelle entre les différentes échelles de zoom, par confort pour les opérateurs [3], donne l’impression de coupes entre différents plans) construisent une mise en scène de la surveillance et de la mort, que l’on imagine être un autre facteur de distanciation, comme si un glissement s’opérait entre acteur et témoin des actes de guerre.


On le ressent dans l’une des scènes les plus intenses du film. Alors que l’hélicoptère les survole, des soldats alliés tentent de déterrer une mine, qui se déclenche et explose, ne laissant plus qu’un cratère sombre. Après avoir lâché des cris d’étonnement, les pilotes continuent de survoler la zone, scrutant avec insistance le néant. Aucun débris des soldats n’est visible, décuplant la sensation d’arbitraire de leur mort, de leur disparition. Comme cherchant longuement à en retrouver la trace, à remplir ce vide, en cadrant le site de l’explosion avec son viseur-enregistreur, l’opérateur en vient à créer, intrinsèquement, de la matière – de la matière film. Pour palier la vaporisation des corps, le pilote crée de l’image. Il n’est plus spectateur impuissant ou complaisant, mais documentariste pour la postérité.


Le travelling circulaire de cette séquence, comme les fréquents retours au plan large après une scène d’attaque (que l’on comprend aussi pour des raisons tactiques : vérifier les environs, rendre compte de la situation après les tirs), semble leur permettre d’accuser le coup. Ce basculement du côté de la mise en scène, du récit, apparaît pour les copilotes comme un recours nécessaire pour rationaliser et accepter leur situation. Le filmage, l’archivage, devient un moyen pour les militaires, « gênés qu’il n’y ait plus de face-à-face, que ce déséquilibre déshéroïse totalement leur intervention » comme le rapporte Éléonore Weber, de surpasser leur responsabilité individuelle dans un tel dispositif d’asymétrie.



Nyctalopie



Si déjà Démineurs (Kathryn Bigelow, 2009) illustrait la disparition du point de vue des soldats dans le tumulte de la guerre en Irak, noyé dans un flot d’images frénétiques [4], Il n’y aura plus de nuit raconte un pas plus loin le processus d’oblitération du regard humain, par le projet esthétique militaire qui le prive de ses caractéristiques et les masque par des interfaces informatiques. S’il en subsiste des intentionnalités, fascinantes dans ce qu’elles ont de révélatrices des biais psychologiques des opérateurs, les interfaces tendent à le dévitaliser, substituant à ce qu’il peut avoir de chaleureux (reconnaissance des traits de ses semblables, faillibilité connue) des facultés purement informatives, alimentant un fantasme de vision totale, sans angle mort. Un convertissement de l’œil en stimuli à but opérationnel, des corps en 0 et en 1. Plus de chair, plus de remords.


La fin du film ouvre vers une étape ultime du « voir », en montrant des images tests de caméras tellement sensibles que leur rendu en pleine nuit donne l’illusion du jour. La recherche esthétique semble ici presque prendre son autonomie du projet militaire, se rapprochant davantage d’une perception humaine, en couleurs, que du truchement binaire des caméras thermiques ; plus délicat de justifier une frappe sur un adversaire quand on peut l’identifier comme l’un de nos semblables, plutôt que comme un fantôme brillant dans la nuit numérique. A voir si ces technologies seront effectivement utilisées sur le théâtre des opérations. Elles représentent pour l’heure un outil d’omniscience supplémentaire, et la source d’un oxymore visuel à la poésie insoupçonnée au vu du projet qui l’a vu naître, version inversée de L’Empire des lumières [5] de René Magritte : des étoiles visibles à travers le ciel du jour.




[1] Film de Michelangelo Antonioni (1966) dans lequel un photographe tente de comprendre une photographie par agrandissements successifs, qui finissent par brouiller complètement l’image.


[2] « Pierre V. », comme il est désigné par pseudonyme, n’est entendu que par propos rapportés dans la bouche de Nathalie Richard, la comédienne disant la voix-off.


[3] Le mot « opérateur » est évidemment polysémique, désignant au cinéma la personne qui cadre. Le pilote serait alors pour cet opérateur l’équivalent de son machiniste, qui déplace ce qui soutient la caméra (chariot de travelling, dolly sur un tournage, hélicoptère ici).


[4] Le film jouait aussi sur les échelles de prises de vues, mêlant dans son montage rapide des plans pris depuis l’extérieur des zones d’opération et d’autres en son cœur.


[5] Série d’huiles sur toiles représentant des paysages nocturnes sous des ciels ensoleillés comme en journée, peintes entre 1953 et 1954.

ClementColliaux
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le 24 août 2021

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