On serait tenté de le juger sans demi-mesure, le réduisant simplement à ce qu'il semble être : une belle coquille vide, une énième copie de Tarkovski, une caricature de film pour festival... Mais Il était une fois en Anatolie, à l'instar du cinéaste qui l'a enfanté, échappe à tous les clichés et incite même à nous en méfier : la lenteur du rythme n'empêche pas l'omniprésence du mouvement ; la contemplation ne restreint jamais le flot incessant des paroles ; le formalisme cinématographique en œuvre n'occulte nullement sa nature picturale et littéraire... Les apparences mêmes du film sont trompeuses, comme cette affiche en forme de carte postale sur la Turquie, comme ce titre qui rappelle un célèbre film de Leone, comme cette intrigue qui fait mine de s'intéresser à un crime... Il était une fois en Anatolie n'a rien d'un polar ou d'un western, et encore moins d'un cliché figé dans le temps ! À mille lieux des sentiers balisés ou des lieux communs, il se mue en voyage transportant l'individu au-delà de ses certitudes, il devient conte oriental conviant l'homme à se méfier des histoires à dormir debout, et surtout des vérités toutes faites !

Dans un monde où rien n'est jamais totalement blanc ou noir, Nuri Bilge Ceylan invite son spectateur à la nuance, à porter son regard au-delà des évidences afin de déceler une lueur de vérité. Entre jour et nuit, entre chien et loup ! Une intention parfaitement explicitée lors du préambule, avec cette caméra s'approchant progressivement d'une fenêtre aux vitres opaques afin de saisir la lumière qui s'y échappe... Le reste du film n'en sera, au fond, que sa simple illustration. Bien sûr, au vu du propos, on peut trouver la durée du long-métrage (2h30, quand même !) un peu excessive. Certes le rythme peut être un frein à l'appréciation globale, mais celui-ci se justifie totalement car le spectateur doit éprouver par lui-même la notion du temps, condition sine qua non à la prise de conscience.

Le temps devient alors une matière malléable que Ceylan va travailler sans cesse, rendant confus temps réel et fictif, temps passé et présent, potentialisant notre temps d'écoute en investissant tout particulièrement les temps morts. Pour ce faire, il scinde son récit en deux parties, une nocturne et une diurne, conduisant son spectateur entre rêve et réalité, jetant la lumière au cœur de l'obscurité afin de nous faire redécouvrir la réalité sous un jour nouveau.

Mais avant cela, il dénonce notre subjectivité, notre suffisance, notre prétention à vouloir détenir la vérité, toute la vérité ! Penser la trouver en se contentant des apparences est absurde, et c'est justement par l'absurde que Ceylan va nous mettre en garde. L'enquête, si sérieuse, prend vite l'allure d'un spectacle grotesque dans lequel les différents protagonistes sont tous mal voyants : le parfait coupable, Kenan, n'est pas capable de reconnaître le lieu du crime à cause de l'obscurité, les brillants enquêteurs (procureur, médecin, policiers...) sont réduits à l'état de simples suiveurs évoluant à l'aveugle à travers la campagne turque... Habilement, Ceylan nous prouve qu'il n'est pas simplement un formaliste, mais bel et bien un conteur talentueux pouvant gorger de sens son récit.

On s'en rend vite compte car si l'enquête devient rapidement accessoire, la nature humaine occupe immédiatement le devant de la scène et c'est à son « autopsie » que nous allons assister. Ceylan fait de cette première partie, purement nocturne, un cauchemar éveillé pour celui qui est victime des apparences. Kenan n'a pas besoin de parler, son corps entier transpire de désespoir : sa silhouette progresse laborieusement de lieu désert en terrain vague ; son regard peine à rester lucide, entre les réveils incessants et le ronronnement logorrhéique qui envahit l'habitacle de la voiture. Son désarroi est également perceptible à travers la morne torpeur qui inonde l'écran : l'enquête est assimilable à une dérive nocturne, quant à sa finalité (retrouver un corps), elle se dilue dans le temps et s'oublie peu à peu ; la primauté faite au badin et aux à-côtés (la litanie des rituels quotidiens, les gestes répétés, les trivialités ou les discussions à dormir debout) renforce l'impression que la vérité humaine passe au second plan.

Mais surtout, le grand mérite de Ceylan est de faire partager à son spectateur l'abandon de ses personnages. Le rythme lent, la place accordée aux temps morts et la minutie avec laquelle les détails sont retranscrits, nous donnes l'impression d'assister à une histoire en temps réel. Le visuel mis en place, doucement cauchemardesque, finit par balayer nos dernières certitudes : avec pour seul éclairage la lumière blême de la lune ou les faisceaux jaunâtre provenant des phares, le paysage turc se part d'un voile fantastique et l'objet le plus ordinaire devient soudainement inquiétant (le vent, les arbres, etc.). Ainsi désappointés, ne pouvant distinguer l'important de l'anodin, le profond du superficiel, ou encore le vrai du faux, nous finissons par éprouver le même désarroi que Kenan. Ceylan se place alors en digne héritier de Tarkovki et éclaire notre lanterne par les bienfaits de l'image symbole : une pomme dérive le long d'un cours d'eau et guide notre regard ; à la faveur d'un éclair, un visage taillé à même la pierre apparaît... s'il y a un sens à trouver, c'est dans la nature humaine qu'il faut la chercher.

Pour ce faire, il invite son spectateur à la réflexion à travers l'échange entre le procureur et le médecin, entre le rationnel et le croyant, autour de l'histoire improbable d'une femme qui serait décédée du simple fait de sa volonté. Avec cet échange, rappelant évidemment celui entre le physicien et le poète dans Stalker, Ceylan nous incite à la méfiance à l'égard des certitudes et des idées reçues. En focalisant son regard sur le médecin, avec les premières lueurs du jour, il met finement en lumière la nature humaine : en offrant des cigarettes à Kenan, le médecin lui redonne enfin toute son humanité. La lenteur du film s'avère alors un choix payant, puisque c'est ainsi que la lente métamorphose a pu s'opérer, le monstre est devenu humain, le croyant est devenu pratiquant.

Les apparences trompeuses, Ceylan les érode peu à peu durant le récit, faisant notamment sauter leur vernis trop sérieux à coup d'humour distancié (la ressemblance entre le cadavre et Clark Gable, etc). Mais c'est surtout en laissant parler l'éloquence de ses images qu'il finit par les briser, libérant ainsi l'infime vérité : une lampe illumine le visage d'une jeune fille et rappelle l'humanité perdue aux égarés ; une tache de sang marque à jamais la conscience de celui qui vient de mentir... Avec Il était une fois en Anatolie, Ceylan réussi l'exploit d'allier prouesse visuelle et préoccupations morales sans tomber pour autant dans les travers de l'auteurisme. En un mot, brillant !

Créée

le 8 août 2023

Critique lue 345 fois

9 j'aime

4 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 345 fois

9
4

D'autres avis sur Il était une fois en Anatolie

Il était une fois en Anatolie
SanFelice
9

Promenades aux phares

Deux frères, Kenan et Ramozan, qui ont avoué un assassinat, conduisent des policiers, un médecin légiste et un procureur, à travers les splendides paysages de l'Anatolie, à la recherche du corps. Un...

le 29 mai 2013

48 j'aime

7

Il était une fois en Anatolie
arnanue
8

Critique de Il était une fois en Anatolie par arnanue

« Il était une fois en Anatolie », comme son titre le laisse suggérer ressemble bien à un conte. Divisé en deux parties, la nuit et le jour, le film nous laisse tenter de dénouer avec ses...

le 13 nov. 2011

20 j'aime

1

Il était une fois en Anatolie
Moizi
8

Il était une fois la beauté

Après avoir aimé Winter Sleep et adoré les Climats je regarde Il était une fois en Anatolie que j'avais boudé à sa sortie car j'avais détesté Trois Singes. Et j'ai eu tort, c'était très bien. C'est...

le 20 juin 2018

16 j'aime

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12