C'est beau, ce vieux De Niro qui hante ses souvenirs et les fantômes de ses rues entraînées par les temps qui changent...
C'est touchant, ces claudications d'un pas de sénateur au cœur d'un tombeau froid comme les moments trépassés...
C'est émouvant, les errances de ces gosses désœuvrés qui semblent sans foyer, sans famille, sans repère, sans avenir, et qui n'existent que par la bande, que par la rue, que par la marge, que par la truande, que par la transgression et le défi aux flics... Ces enfants naufragés de l'enfance... Eux qui ne jurent que par eux...
C'est intrigant, ce téléphone qui sonne à travers les instants, à travers les époques, à travers les rires, à travers les passions, du mur d'une fumerie d'opium au cuir du fauteuil d'un club de luxe, rebondissant d'un poste de police miteux à la peau noircie d'un cadavre...
C'est grandiose, ces silences volés au bruit, ces danses épiées, ces déambulations sous les ponts de l'Histoire, ces résurrections d'un parfum d'intérieur, puis de tout un établissement, puis de toute une rue, puis de toute une ville... Le passé réapparaît sous nos yeux.


Qu'est-ce qu'un chef d’œuvre ? C'est un monument, un pavé, un geste inoubliable, une geste chantée, un cri sans concession...
Dans cette glorieuse quête d'éternité par Sergio Leone, j'ai pourtant soudain compté le temps, et trouvé le temps long, parfois (et c'est la fin du monde, trouver le temps qui passe dans l'éternité). Car la photographie exceptionnelle, le cadre impeccable, la réalisation sans-faute, la composition incroyable, ce "tout est là" passe sur une fresque au long cours qui s'écoule sans trouver son lit; son socle; son histoire...
L'émotion face à cette maîtrise formelle ne m'a pas porté vers l'émotion devant ces vies à part. Elle me manquait cette émotion, ce coup de cœur qui porte à la peur, à la tristesse, au rire, quand des personnages ont peur, sont tristes, quand ils rient... Ils ont grandi sans moi. J'ai d'abord battu le pavé avec une bande des gamins des rues, plein d'émoi, puis soudain j'ai regardé de loin des bandits faire simplement leur beurre de bandit, magouiller, suriner, flinguer... Comme ailleurs. Sans saveur. Maestria technique, oui, mais sans saveur. L'envie n'y était plus, partie avec la volonté de découvrir ce qui s'était réellement passé dans ce présent ténu comme un fil rouge lointain. C'était beau à regarder, mais j'attendais encore.


Cependant j'attendais plein d'espoir, persuadé que bientôt le grand manège cruel retrouverait sa superbe. Hélas, il a sombré où je ne pouvais plus le suivre. Le temps d'une scène dégueulasse, ignoble, une scène dans une voiture en marche... D'autant plus insupportable que je n'ai pas vu ce dégoût dans la façon de la montrer. Tout cela semblait suivre un cours logique; on voyait un simple aléa dramatique (et tragique bien sûr, c'était loin d'être montré de façon complaisante tout de même) dans ces turpitudes contées. Choix de réalisation ? Distanciation que je n'ai pas saisie ? Dénonciation qui m'a complètement échappé ? Refus d'un regard trop personnel dans la mise en scène qui flirterait avec un moralisme qui n'a pas sa place ici ? Pourtant j'ai bien ressenti plus tôt, lors d'une scène d'assassinat sur le pavé, la terreur et l'angoisse de la violence. Sans être démontrées, sans être appuyées, je les ai ressenties.
Mais ici, dans cette voiture, au sortir d'une nuit pleine d'espoirs déçus entre deux protagonistes évoquant le passé... C'était glaçant de mécanisme. Et tout le monde a l'air de s'en foutre. A commencer par la musique qui reprend immédiatement après sa petite litanie-nostalgique-leitmotiv... Ah ? Puis s'en foutent son frère Moe et ses amis ? Alors peut-être ne sont-ils pas au courant, d'accord.
Mais le chauffeur de cette voiture. Lui qui sait. Pourquoi s'en fout-il à ce point-là ? Pourquoi ne semble-t-il y avoir comme conséquence à cette sale scène qu'un départ (déjà prévu)-séparation presque romantique, sur un quai de gare ?
Et trente ans plus tard, même si le temps a passé, on n'en parle même plus quand on se retrouve ? Comme si ça n'avait pas eu lieu, et qu'il n'y avait eu qu'une séparation des chemins ???


Ca m'a fait songer, alors... Ca m'a rappelé que j'avais déjà été écœuré par ce qui se passait durant la scène du braquage des diamants. J'ai bien compris que scénaristiquement, il ne se passait pas la même chose que dans la voiture. Mais j'avais déjà trouvé ça limite, ce traitement cru, poisseux. J'ai repensé au peu de personnages féminins de cette fresque, et à la façon dont elles sont traitées, à la façon dont on rabaisse sans cesse par la violence et le verbe les moments où elles pourraient s'imposer, s'élever... Cela est la marque d'autres films dont certains sont tout autant estampillés "chef d'œuvre", certes (on y dépeint des bandes de salopards mâles phallocrates, après tout). Mais cette scène de la voiture jette sur le machisme exacerbé alentour une couleur étrange. Un manque de recul sur ce pantomime faussement viril, m'a-t-il semblé. Il y a là-dedans un côté "Les vrais mecs les traitent comme ça" qui me fait gerber.
Et là, quand j'en étais là, peut-être trop égaré sur des routes qui ne le méritaient pas, autant vous dire que le chef d'œuvre m'avait perdu.


La fin du voyage était belle, pourtant. Surtout ces retrouvailles inattendues dans ce salon rouge. Quelle belle confrontation éthérée, déroutante, quel contrepied réussi que ce règlement de compte sans corps, sans cri, sans armes... Sacrée métaphore des ravages du temps; les surprises ne surprennent plus.
Mais le cœur n'y était plus, pour ma part.


C'est une question légitime; qu'est-ce qu'un chef d'œuvre ?
C'est sans doute une œuvre si puissante et si personnelle qu'elle ne peut trouver sa place chez toutes les personnes. Voilà qui est artistique; s'exprimer, soi, de toute sa sincérité, sans craindre de gêner, de troubler, de mettre mal à l'aise, d'ennuyer, de perdre...
C'est en risquant vraiment de déplaire, qu'on risquera de vraiment bouleverser.
Il y aura les uns, et il y aura les autres, tant pis.
Un chef d'œuvre est sans doute aussi un lieu qui, en étant complètement façonné par l'empreinte de son/ses créateur(s), laisse une place bienvenue aux bagages de ses visiteurs. Dans ce nouvel endroit, ils peuvent projeter leurs émotions, leurs idées, leurs visions. Quitte à ne projeter que des images déçues, et des songes désabusés sur ce décor qui n'était pas fait pour eux...

Oneiro
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le 27 oct. 2016

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Oneiro

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