Songeons que ce film n’aurait pas dû voir le jour : après la Trilogie du dollar, Sergio Leone estime en avoir fini avec le western et se prépare à son grand projet, Il était une fois en Amérique. Arrivé sur le Nouveau Monde, on lui suggère intelligemment de se frotter à sa propre mythologie, et Dieu sait qu’il à redire sur son révisionnisme et son rapport édulcoré au réel. C’est le début d’une nouvelle trilogie, qui passera, avant son grand œuvre testamentaire, par Il était une fois la Révolution.


Après Le Bon, la Brute et le Truand, Leone est indéniablement au sommet de sa maîtrise. Tout, dans ce nouveau chef-d’œuvre, en attestera, et la puissance qui s’en dégage en fait un monument non seulement de sa filmographie, mais de l’histoire même du septième art.


Pour s’en convaincre, il suffit de prendre en compte l’incroyable lenteur de son film, et particulièrement de son légendaire prologue. Leone n’a plus de compte à rendre, il connait ses effets, sa capacité à faire exister un personnage mutique, à distiller une imparable tension par une violence différée à l’excès.
L’alchimie est totale : le travail sur les cadres (plongées, contre-plongées, point de vue insolites depuis un flingue au ceinturon ou un corps gisant à terre), les effets sonores outranciers ponctuant un silence toujours fertile d’un danger imminent (les éoliennes, le train, les gouttes d’eau, les mouches), l’attention portée aux visages dans une galerie de portraits comme autant d’icônes instantanées et intemporelles à la fois, chaque image frappe par son évidence et sa charge légendaire.


Leone dilate en blocs massifs de mise en scène des lieux structurants dans lesquels les personnages s’invitent tour à tour, selon une mécanique aussi huilée qu’efficace. D’abord, une succession de plans qui permettront au spectateur de se familiariser avec les parties visibles, en extérieur (la gare initiale, la cour de la ferme des McBain) ou en intérieurs (le wagon de Morton, l’auberge). Ensuite, l’appréhension de cet espace par les personnages qui y sont à leur place, et qui pressentent ou annoncent une anomalie. Enfin, l’irruption de l’intrus, qui redynamise l’espace : fantastique mouvement de la lanterne qui vient débusquer Harmonica dans un recoin de l’auberge, chant des cigales qui s’interrompt, prises de vues permettant d’identifier des occupants clandestins, sur les toits ou sous les roues du wagon, derrière une tenture. Le travail sur le son de l’harmonica vaudrait à lui seul une chronique : sa façon de jouer avec sa place intra ou extra diégétique est d’une malice extrême, permettant au personnage de Bronson d’être présent en permanence, ange vengeur, mauvaise conscience ou justicier libérateur pouvant surgir à tout instant.


On pourrait deviser à l’infini sur le génie de Leone à mettre en place ses séquences, dans lesquelles science du cadre, gestion du rythme et gradation de la tension cohabitent avec une efficacité inégalable.


Si cette épure mutique fonctionne, c’est bien entendu parce qu’elle se dirige vers une déflagration, que certains qualifient de baroque, mais qui tient surtout au lyrisme, une tonalité qu’il embrassera avec de plus en plus de conviction pour les deux volets suivants de sa trilogie, et qui atteindra les sommets indépassables dans Il était une fois en Amérique. Bien entendu, la musique de Morricone y est pour beaucoup, accompagnant à la perfection les amples mouvements latéraux de caméra valsant autour des personnages dans ce ballet mortel. Des cœurs angéliques au motif hispanique typique du western spaghetti, des embardées de guitare électrique aux cascades de cordes symphoniques, elle permet à l’opéra cinématographique de prendre toute son ampleur.
S’extasier devant la forme pure du génie de la mise en scène ne doit pas pour autant occulter la force de son récit.


Il était une fois dans l’Ouest, c’est la conquête de l’espace par un nouvel élément structurant, le chemin de fer, et la civilisation qu’il apporte. Celle-ci, bien évidemment à double tranchant, permet à l’avidité (représentée par l’infirme entrepreneur Morton) de trancher la terre et au capitalisme de gagner encore en vitesse, chassant les anciennes figures que sont les trois hommes, le justicier, la brute et le truand. Chant du cygne d’une époque, le train substitue une violence par une autre, plus sourde, moins discernable, et qui fera par ailleurs l’ouverture d’Il était une fois la révolution : celle de l’obscénité des plus riches.


On ne s’attardera pas sur les trois personnages, toujours aussi magnétiques grâce à cette idée maitresse de Leone consistant à les densifier par le silence. C’était le cas de l’homme sans nom qu’était Eastwood dans la précédente trilogie, c’est ici le sadisme dans un sourire luisant de Fonda, l’attachante maladresse de Cheyenne et bien entendu, l’anonymat fascinant d’Harmonica, qui rendra fou son antagoniste.


On parle rarement, mais quand on le fait, les répliques ont la densité des balles : Your friends have a high mortality rate, Frank, lui assène Harmonica. Et les vannes sont aussi assassines qu’elles l’étaient dans la bouche d’Eli Walach dans l’opus précédent.


Harmonica: The reward for this man is 5000 dollars, is that right?
Cheyenne: Judas was content for 4970 dollars less.
Harmonica: There were no dollars in them days.
Cheyenne: But sons of bitches... yeah.


Mais la grande singularité de ce film dans l’œuvre de Leone, c’est le rôle donné à la femme. Claudia Cardinale concentre à elle seule l’essence même de la figure féminine : la prostituée, la veuve, la propriétaire. Pivot de la convoitise (à la fois sexuelle, amoureuse et économique) de tous les hommes environnants, elle oppose aux regards intenses (le bleu électrisant de Fonda, dans un contre-emploi grandiose, le vert minéral de Bronson, le noir attendrissant de Jason Robards) ses yeux où se mêlent le défi et la sensualité. Autour d’elle, l’espace se structure, la civilisation se crée : la gare, la ville environnante : d’abord fuyarde, puis victime, elle devient la mère d’une nouvelle ère que les protagonistes masculins ne peuvent assumer, contraints à la mort ou au départ. La scène finale voit ainsi, dans un plan d’ensemble épique, la femme abreuver les ouvriers travaillant à la construction urbaine tandis que le loner reprend la route vers des espaces encore en friche et à la mesure de son mutisme.


Coda bouleversante d’un récit parfait : opératique dans sa violence, bouleversant par ses personnages, malicieux dans son humour, grandiloquent dans sa mythologie : un chapitre essentiel et grandiose de l’histoire du septième art.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/ueHx97TO4TI

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le 15 sept. 2017

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Sergent_Pepper

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