L’œuvre d’une œuvre.


De par son titre, Huit et demi est déjà méta-discursif et autobiographique : après six longs-métrages et trois « demi »-métrages – ce qui donne au total sept films et demi –, le nouveau projet de Fellini se veut donc le 7½+1, c’est-à-dire le 8½. Quoi de mieux que de choisir comme titre d’œuvre une référence à sa propre filmographie, quand l’œuvre en question a pour projet de raconter le rapport intime et viscéral qu’entretient le réalisateur avec son art ? Huit et demi, dès son titre, annonce donc son programme : le film sera une sorte de pause réflexive, de sommet et de point de bascule, de tournant dans la carrière de Fellini, tant d’un point de vue thématique qu’esthétique.


Après les débuts néo-réalistes, puis la consécration de La Dolce Vita – qui annonçait déjà le renouvellement accompli par Huit et demi –, et avant une seconde partie de carrière plus excentrique, colorée, symboliste voire surréaliste par moments, Fellini veut faire le point. Mais pas seul : il nous invite à explorer avec lui les limbes de son esprit, de ses névroses et de ses passions. Le réalisateur italien se livre à son public par la création d’une œuvre-somme, où thématiques, acteurs/personnages, esthétique, montage, musiques atteignent leur apogée pour donner une quasi définition cinématographique du « cinéaste Fellini ». Ses films plus intimes, tels que Amarcord ou Fellini Roma, se chargeront quelques années plus tard de « l’homme Fellini ». À l’heure d’un premier bilan, avant de regarder le passé dans le rétroviseur de la mélancolie, comme il le fera dans Ginger & Fred et surtout Intervista, Fellini regarde le présent droit dans les yeux. Tel Mastroianni baissant d’un doigt ses lunettes de soleil vers le bout de son nez, le cinéaste se met à nu – non sans artifices, paradoxalement – pour regarder de plus près son propre rapport au cinéma, interroger ses propres processus créatifs, donner à voir le chaos intérieur auquel tout artiste fait face en accouchant d’une œuvre… et la beauté ineffable qui la seconde. François Truffaut écrira, en 1966, dans son journal de tournage de Fahrenheit 451 : « Ce film, Huit et demi, est le film des metteurs en scène, notre film, et nous devons tous de la reconnaissance à celui qui l’a fait. Après avoir vu Huit et demi, ma complice Helen Scott qui va m’assister tout au long de Fahrenheit 451 m’a dit : “Je ne croyais pas que c’était si difficile de faire un film. Réellement, quel travail.” »


Huit et demi est donc une longue mise en abîme de 2h20, où la forme déconstruite – déjà déroutante dans La Dolce Vita – est radicalisée à l’extrême, et où le fond est plus abscons que jamais. La place de la musique est également importante, fondamentale même : Wagner, Chopin, Rossini sont invoqués tour à tour pour souligner la frénésie constante qui environne le protagoniste, ou créer à l’inverse un décalage avec ce qui se passe à l’écran (comme lors de cette scène incroyable, rythmée par La Chevauchée des Walkyries, où des vieux déshydratés font la queue pour quelques verres d’eau). Nino Rota, composant parmi ses plus belles mélodies, paraît presque discret et pourtant indispensable au ballet visuel et émotionnel chorégraphié par Fellini. Car la mise en scène, de haut vol, est un régal pour les yeux tant le réalisateur semble s’amuser avec ses effets de caméra ou de montage qu’il maîtrise à la perfection. Les noirs et blancs sont somptueux, avec certains plans d’une blancheur irréelle et d’autres d’une noirceur jouant sur les ombres à la manière d’un tableau expressionniste. L’écrin de Huit et demi est à lui seul une irrésistible déclaration d’amour au cinéma. Son cœur, bien plus complexe, pourra néanmoins rebuter ou exiger plusieurs visionnages pour être percé à jour. Essayons.


À la recherche d’un guide…


À la manière des Fraises sauvages de Bergman, on assiste à la vie presque dépressive d’un personnage solitaire hanté par son passé, dont les réminiscences traumatiques surgissent et imprègnent la pellicule d’une violence obscure faisant basculer par moments le métrage dans l’onirisme pur. Il n’y a qu’un personnage, Guido, lui-même réalisateur en manque d’inspiration et souffrant d’un sentiment de solitude terrible au milieu d’une industrie (et d’un entourage) qui semble le broyer psychologiquement. Guido est le double évident de Fellini : au début du film, les critiques adressées à sa proposition de script sont identiques à celles que certains firent de La Dolce Vita à sa sortie : un film « sans histoire », sans « problématique » ni « profondeur philosophique », d’un « réalisme ennuyeux » et sans construction linéaire en dehors de « saynètes gratuites », le tout avec une « pauvre valeur symbolique ». En même temps qu’il analyse sa propre créativité cinématographique, Fellini règle à demi-mots quelques comptes et fait sa propre psychanalyse, à l’image de son protagoniste visité par des souvenirs d’enfance et qui construit un film qu’on sent autobiographique, quitte à se brouiller avec son entourage.


Dans Huit et demi, Fellini est à la recherche d’un guide. Et ce guide devient son propre personnage : Guido. En italien, « la guida », c’est le guide ; « guido », c’est un « moi », un sujet à la première personne qui dit « je conduis ». Quelle ironie de porter en son nom un appel à montrer la voie, quand on erre comme le fait Guido tout au long du film ! « Je voulais faire un film honnête. Je pensais avoir quelque chose à dire… Quelque chose d’utile à tout le monde. Un film qui ensevelisse à jamais ce que nous portons en nous de mort. Et je n’ose, moi-même, rien ensevelir ! », se lamente-t-il. Avec Guido, on visite de nuit un plateau de tournage inquiétant perdu au milieu de nulle part ; on regarde des essais d’actrices encore et encore, pour trouver la bonne, on se coltine les caprices des acteurs et actrices en manque d’attention, on se farcit les journalistes, on subit parfois les admirateurs… et l’on n’a plus beaucoup de temps pour soi-même.


… pour traverser le temps.


La Dolce Vita était un film sur l’échec absolu de toutes choses, dans une solitude refoulée chuchotant son venin à l’oreille, au milieu du bruit incessant du monde. Huit et demi déborde alors, presque naturellement, sur l’embrassement total de cette solitude et la prise de conscience du besoin de faire le vide. Huit et demi est la quête d’un silence. Un silence qu’on espère salutaire et inspirant. Mais le néant auquel il nous confronte se révèle bien plus morbide que revitalisant. « Il n’y a pas de rôle. Il n’y a même pas de film. Il n’y a rien, nulle part ». Et un pendu se balance entre les rangées de sièges d’une salle de cinéma…


Fondamentalement cynique voire nihiliste, Huit et demi parle aussi de l’inéluctabilité du temps qui passe. Le couple que formaient Marcello Mastroianni et Anouk Aimée dans La Dolce Vita, libre et fougueux, est sans hasard recomposé ici en vieux couple barricadé dans ses habitudes et où ni l’un ni l’autre ne se supporte plus. Fellini en profite pour nous parler encore de son rapport aux femmes. Selon les mots du personnage incarné par Claudia Cardinale, Guido « ne sait pas aimer », ayant accumulé les conquêtes en attendant que son mariage se meure, ne sachant communiquer avec le genre opposé sans tomber dans la séduction ou la manipulation malsaine. Cette scène fantasmée de dîner où Guido réunit autour de lui toutes les femmes qui ont marqué sa vie (de la prostituée de son enfance à l’actrice sur laquelle il lorgne, en passant par sa femme et bien d’autres) est un véritable sommet de cinéma, entre la frénésie des personnages, le retour de La Chevauchée des Walkyries, les plumes qui tourbillonnent… Une castration symbolique en forme de synesthésie.


Vivre ou mourir, créer ou détruire ?


Si l’on ne devait analyser qu’une seule scène, qui servirait de grille de lecture au film tout entier, ce serait forcément cette séquence de rêve introductive. Guido est coincé dans l’habitacle de sa voiture, elle-même empêtrée dans les embouteillages et encerclée par les visages fixes des usagers ou les bras sans tête des passagers du bus pendant par les fenêtres. Victime d’une aliénation accomplie par la société industrialisée, celle des bruits de klaxon et des phares éblouissants, le personnage pousse de ses bras les parois de sa voiture, comme le poussin celles de sa coquille. D’un seul coup, le voilà debout sur le capot, avançant parmi les vagues de bolides comme le Christ marchant sur les eaux, avant de se retrouver dans les nuages. Le corps peut enfin suivre l’esprit dans son ascension vers l’inspiration créatrice, et rejoindre les hautes sphères – celles du cinéma. Mais quelque corde attachée au pied le retient encore, annihilant son élan volatile et le tirant inexorablement vers la plage synonyme de réveil et de sortie du rêve (car la plage est le symbole absolu de la fin des illusions chez Fellini, de La Dolce Vita à La Strada en passant par Les Vitelloni).


Ce rêve sert évidemment de parabole prophétique : Guido sera sans cesse encerclé, limité et critiqué par les producteurs ou les médias, abordé par tout un tas de personnages inconséquents qui l’assailliront de questions (sur le scénario, sur leur rôle dans le film, sur ses idées politiques, sur ses choix en tant que cinéaste), comme autant de voitures l’enfermant dans un embouteillage ; comme autant de bouts de corde le tirant perpétuellement vers le bas. La scène du sauna rendra presque littérale cette ribambelle de fantômes, où les corps cachés sous des draps erreront dans des espaces clos au milieu d’un brouillard embuant les lunettes – donc la clairvoyance – de Guido. Le film qu’il voudra réaliser parlera d’une fusée sur le point de décoller : là encore, la métaphore de l’ascension et du besoin de s’évader est évidente, chose que, même dans son rêve, il n’a pu accomplir. Le final de Huit et demi, qui correspond au début du tournage du film de Guido, vire dans un premier temps à l’apocalypse. La musique de Nino Rota s’emballe, la caméra virevolte, les personnages courent partout, les dialogues fusent sans cohérence, le bruit recouvre toute pensée. L’ébullition est totale. L’explosion, fatale. « Mieux vaut détruire, si l’on ne crée pas l’essentiel. » « Nous étouffons sous les mots, les images, les sons qui n’ont pas raison d’être. Qui viennent du néant et retournent au néant. D’un artiste digne de ce nom l’on ne devrait exiger que cette loyauté : s’éduquer au silence. »


Retour à la case départ : la recherche éperdue du silence, et pourtant son impossibilité. La ronde de la fin semble être une réponse à la danse finale du Septième sceau, de Bergman encore. Ici, ce n’est pas une danse de mort mais plutôt une danse de vie : l’acceptation finale – et salutaire – de l’impossibilité du silence, comme de la réflexion intellectuelle sage et harmonieuse ; l’acceptation par Fellini de lui-même, tel qu’il est : un être fait de bruit et de grossièretés, d’extravagances et d’égocentrisme assumé. Et l’on repense à cette phrase de Stendhal, citée dans le film : « Le moi solitaire, qui ne se nourrit que de lui-même, meurt étranglé par un sanglot ou un éclat de rire ». Avec Fellini, le moi solitaire, « Guido », ce personnage dont le prénom est une première personne du singulier, disparaît de l’écran avec beaucoup de trompettes et peut-être quelques larmes, qui suffisent parfois à faire couler le maquillage blanc des clowns.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 25 oct. 2020

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Jules

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