Hannibal confère à son personnage principal une aura biblique d’autant plus transgressive qu’elle déplace l’axiologie attendue pour faire de lui une figure christique. Les représentants de l’ordre se caractérisent par leur traîtrise et leur lâcheté : l’inspecteur Pazzi incarne la corruption et la faiblesse, la première symbolisée par son association avec Judas et la pendaison qui l’attend, la seconde par son assimilation à Ponce Pilate lorsqu’il se lave les mains dans l’eau d’une fontaine publique après avoir conduit un pickpocket à la mort ; Krendler finit, quant à lui, par déguster sa propre cervelle et la juger à son goût. Un plan consacre l’ambition narrative et esthétique de Ridley Scott : Clarisse Starling dans les bras du docteur Lecteur, le changeant, dans la pénombre, en un ange de la nuit.


De cette inversion des valeurs, le cinéaste tire une puissance anxiogène et mortifère : la partition que signe Hans Zimmer s’approprie et assombrit la Vita nuova de Dante, sous la forme d’une chanson originale (« Vide cor meum »). Cette œuvre littéraire est réécrite par le long métrage, puisque l’amour tragique entre Dante et sa Muse Béatrice, qui laisse à terme la ville de Florence spectrale – « cette ville a perdu sa Béatrice » –, ressuscite en l’amour interdit entre Hannibal Lecteur et Clarisse Starling. La photographie de John Mathieson travaille la désaturation et aborde Florence tel un berceau diabolique dans lequel le monstre reprend ses forces. Un être d’autant plus monstrueux qu’il est érudit, tient une conférence brillante et se délecte d’un des poèmes de Dante.


Le film se nourrit d’une tension permanente entre le raffinement des manières d’une part, l’horreur et la trivialité des mets d’autre part. Aussi compose-t-il un cannibale alchimiste qui convertit un esprit débile – celui de Krendler – en un plat délicat et subtil. Un autre plan insiste sur le renversement des valeurs à l’œuvre ici : l’ouverture sur une bavure policière permet de renouveler l’imagerie de la Vierge à l’Enfant, tableau récurrent dans le cinéma de Scott – on le retrouve de manière explicite dans All the money of the world (2017) –, par une mère toxicomane et séropositive afro-américaine qui est tuée sous les yeux de son bébé. Bébé que Clarisse lave du sang de sa mère à l’aide d’un jet d’eau.


C’est que cette dernière est à la fois terrifiée et fascinée par Hannibal Lecteur qui exerce sur elle un pouvoir d’envoûtement : tous les deux ont un parcours en échos l’un de l’autre, que les montages parallèles explicitent. Pensons à l’emménagement du docteur dans la maison de vacances de Krendler, doublé par le déménagement des affaires de Clarisse depuis son bureau de police jusqu’à son domicile. Pensons encore à la filature que subit Lecter dans le marché florentin, doublé par celle que connaît Starling en faisant son jogging. Les deux personnages sont liés, ils dépendent l’un de l’autre en ce qu’ils sont de prime abord opposés : l’un représente le Bien et sa défense, l’autre le Mal et son exercice. Puis vient la force d’attraction des opposés : ils campent deux forces qui gouvernent le monde des hommes et qui, ici réunies, occasionnent destructions et créations.


Pour autant, le long métrage pâtit de lourdeurs dans l’exécution de son récit et une surcharge symbolique quelque peu plombante ; il échoue alors à épouser le raffinement et la sophistication de Lecter, se complaisant dans une violence gore trop facile que la mise en scène ne rend jamais belle ou attirante. Reste une œuvre mémorable, intelligente et interprétée avec talent.

Fêtons_le_cinéma
7

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le 28 avr. 2021

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