Gravity est un petit film.
Une toute petite chose. Une danse. Un mouvement. Une errance. Une divagation dans le vide infini. L'histoire d'une femme qui apprend à saisir les prises et les lâcher. L'histoire d'une femme toute seule et qui a peur du noir.
La Terre, toujours bleue, toujours belle. Un plan fixé sur elle ouvre le film. Comme un but, un chemin à prendre, et au bout, la vie. Gravity ne parle que de naissance. L'espace, Cuaron le voit comme le ventre d'une mère. L'atmosphère y est laiteuse, enveloppante, soudain dangereuse : il ne raconte rien d'autre que l'histoire d'une enfant qui va venir à la vie. Gravity parle d'un accouchement. C'est toute sa modestie, toute sa douce beauté. Le ventre d'une mère, ce n'est pas tout à fait la vie, et pourtant tout s'y esquisse déjà : on apprend à respirer, à bouger, à reconnaître de ses mains la matière. Nous sommes reliés à un fil mais on bouge, on se cogne, on s'éveille au monde qui dehors nous attend. Alors la Terre est notre seul but, notre seule condition. Ryan Stone est perdue, face à la mort, mais la Terre qui est devant elle, sa lumière bleutée qui éclaire l'obscurité, lui permet de renaître, une deuxième fois. C'est de ça dont parle Gravity. Il n'a besoin de rien d'autre : une femme au bord d'un gouffre, l'histoire d'un enfant mort, le vide et la Terre. C'est tout. Rien de plus
Cette histoire pas tout à fait nouvelle, Cuaron l'orchestre comme un ballet, comme une danse. L'interminable et somptueux plan-séquence d'ouverture en dessine déjà les contours. L'échelle du plan varie, la caméra est presque liquide, presque invisible. Elle passe sous les corps et les objets avec une grâce folle, ne semble jamais se préoccuper de s'éteindre une fois. Et lorsqu'elle le fait, lorsqu'elle passe enfin à un autre plan, la solitude arrive : un accident se chargera de couper du monde la docteur Ryan Stone.
L'introduction de Gravity est magistrale, libre, ouverte. Elle hante de sa si soudaine magie, tire vers une abstraction cinématographique rare de puissance et de beauté. Lorsque le plan se coupe, il ne peut n'y avoir qu'une catastrophe : car pendant, les minutes défilent, le temps s'arrête, dans nos yeux le reflet vide de l'espace s'imprègne et ne nous quittera plus.
C'est dans le reste du film que la ligne narrative extrêmement claire du film dévoile ses faiblesses les plus évidentes. Au fond, Gravity dit des choses passionnantes mais manque de courage. C'est un film sur le silence, le silence doux et si violent à la fois qui ne cesse d'étreindre Dr. Stone. Mais de silence, il n'y en a pas dans le film. Ou alors par petites touches de dix secondes, perdues dans le bruit incessant des mouvements plein de bruit qui défilent sur l'écran. Ce vide, ce silence, cet abandon au rien, Cuaron n'ose pas le montrer. Il croit le faire ressentir, mais ne se rend jamais compte que la musique, omniprésente, ne fait que chasser l'émotion.
La beauté la plus évidente et la plus pure du film est ailleurs, dans ce tiraillement permanent entre les choses, entre ce qui est abstrait et ce qui est concret, entre le trouble et le clair, entre ce qui fait peur et ce qui rassure, entre la Terre et l'espace, entre la vie et la mort. Jamais Gravity ne cesse de questionner le spectateur, et son intelligence évidente est de constamment substituer ces questions sur le modèle de l'aventure humaine, sur le mouvement du corps qui s'attache et se détache, panique et se rassure. Le film n'est jamais cérébral, il n'oublie jamais le mouvement. Tout est en mouvement dans ce film, tout est incarné, même ce qui est dans la tête. Gravity se ballade sans cesse, avec une fluidité exemplaire, entre ces questionnements là, les rassemble et les mêle, formant une expérience de vie unique et belle. Car l'expérience, créer une expérience, fonder une expérience, tester une expérience ; c'est bien le but du film. Ryan Stone, c'est nous. Définitivement nous. Et, finalement, de quoi parle le film ? D'une femme au nom d'homme (brouillant de ce fait la question de genre, ce pourrait être un homme et ce serait pareil) qui vit une expérience physique et unique. Le but de Gravity, ce qu'il recherche avant tout, et c'est sa modestie la plus profonde ; c'est de chercher sans relâche l'intensité et le côté unique du moment, de nous faire ressentir ce qu'on ne pourra jamais vivre comme Ryan Stone le vit, de provoquer sur nous le plus physique des effets. Rentrer dans un film et frissonner avant tout, vivre une expérience, n'est-ce pas pour cela que le cinéma fut créé ? On peut sincèrement douter que lorsqu'on reverra le film, l'effet sera toujours le même. On en verra les ficelles, les défauts. Cuaron le sait, il le fait même dire à l'un des personnages : "Lorsque tu rentreras chez toi, tu auras un truc unique à raconter". C'est pour cela que Gravity est un petit film, qu'il ne prétend à rien d'autre que l'expérience, que la sensation sur un moment donné. Il est constamment dans la question d'un instant où le cinéma retrouverait toute sa pureté.
Mais pur, le film ne l'est pas. C'est sa tragédie. Il est d'ailleurs frustrant de voir Cuaron en partie échouer dans cette recherche, laisser passer des choses qui ne devraient pas passer, des dialogues qui bloquent et surlignent une intrigue qui n'en a pas besoin.
Alors qu'il ne suffit que d'un plan, que d'une image, pour trouver cette beauté. Dans le film, un astronaute qui vit sa dernière mission accepte, pour sauver celle qui attend sa seconde naissance, de partir vivre sa mort dans l'espace, tout seul, de se détacher, de lâcher prise. De contempler au loin, une dernière fois, la Terre entière qui se lève au soleil - et mourir.
C'est une idée très belle, la plus belle du film, pour la seule raison qu'elle est faite en silence. Pas de musique, pas de monologue sur l'existence, juste quelques images et un corps qui s'envole.
Pachydermique jusque dans sa douceur, Gravity balance, étonne, séduit et agace. Mais l'expérience qu'il propose est là, bel est bien là ; pleine, pure. Lorsque l'on ressort, l'on voit le monde comme dans un plan-séquence et l'on jette sa tête vers le ciel. Et c'est la seule chose qui compte.
B-Lyndon
4
Écrit par

Créée

le 24 oct. 2013

Critique lue 1.8K fois

13 j'aime

2 commentaires

B-Lyndon

Écrit par

Critique lue 1.8K fois

13
2

D'autres avis sur Gravity

Gravity
Gand-Alf
9

Enter the void.

On ne va pas se mentir, "Gravity" n'est en aucun cas la petite révolution vendue par des pseudo-journalistes en quête désespérée de succès populaire et ne cherche de toute façon à aucun moment à...

le 27 oct. 2013

268 j'aime

36

Gravity
Strangelove
8

"Le tournage dans l'espace a-t-il été compliqué ?"

Telle est la question posée par un journaliste mexicain à Alfonso Cuarón lors d'une conférence de presse à propos de son dernier film Gravity. Question légitime tant Cuarón a atteint un niveau de...

le 23 oct. 2013

235 j'aime

44

Gravity
SanFelice
5

L'ultime front tiède

Au moment de noter Gravity, me voilà bien embêté. Il y a dans ce film de fort bons aspects, mais aussi de forts mauvais. Pour faire simple, autant le début est très beau, autant la fin est ridicule...

le 2 janv. 2014

218 j'aime

20

Du même critique

The Grand Budapest Hotel
B-Lyndon
4

La vie à coté.

Dès le début, on sait que l'on aura affaire à un film qui en impose esthétiquement, tant tout ce qui se trouve dans le cadre semble directement sorti du cerveau de Wes Anderson, pensé et mis en forme...

le 3 mars 2014

90 j'aime

11

Cléo de 5 à 7
B-Lyndon
10

Marcher dans Paris

Dans l'un des plus beaux moments du film, Cléo est adossée au piano, Michel Legrand joue un air magnifique et la caméra s'approche d'elle. Elle chante, ses larmes coulent, la caméra se resserre sur...

le 23 oct. 2013

79 j'aime

7

A Touch of Sin
B-Lyndon
5

A Body on the Floor

Bon, c'est un très bon film, vraiment, mais absolument pas pour les raisons que la presse semble tant se régaler à louer depuis sa sortie. On vend le film comme "tarantinesque", comme "un pamphlet...

le 14 déc. 2013

78 j'aime

44