On ne va pas voir un film de Clément Cogitore comme tous les autres. Le cinéma n’avait plus de ses nouvelles sur le long métrage de fiction depuis le fascinant Ni le ciel ni la terre il y a 8 ans, mais son incursion vers la danse (avec le court métrage puis la mise en scène des Indes Galantes) avait prolongé le talent du plasticien pour s’emparer de la matière filmique.

Goutte d’or investit le business des médiums dans le quartier de Barbès, îlot culturel, social et opaque au sein de la capitale, et terrain idéal pour les investigations existentielles, notamment celles d’âmes en peine pensant pouvoir trouver du réconfort dans la communication avec leurs proches disparus. Le rituel de la consultation, l’attente et les signes d’une connaissance surnaturelle des défunts ouvrent ainsi le récit, dans un appartement à l’abri du monde, où d’autres voies d’accès à l’outre-monde semblent possibles. Karim Leklou, comme toujours impeccable, sait mettre en scène la peine de ceux qui le paient, avant que l’extérieur ne se rappelle brutalement à lui : une effraction, et une rue vibrante dans laquelle la lutte des territoires fait rage.

Le contre-champ à la magie sera donc social : un quartier miné par la délinquance, et englué dans une économie parallèle où l’agressivité, le vol et le mensonge sont les matières premières. L’arnaque savamment orchestrée par le charlatan relève d’ailleurs autant de l’illusionnisme (consulter à leur insu les téléphones des clients) que de la psychothérapie la plus rudimentaire : une exploitation des données, et une mise en phrase des éléments traditionnels de la fragilité humaine que sont la solitude, la tristesse ou la colère. « Je fais des petits spectacles. Quand les gens sont contents, ils reviennent », explique Ramsès, dévorant sans complexe le territoire occupé par ses concurrents, encore aguerris aux méthodes plus traditionnelles.

Si Clément Cogitore exploite assez rapidement les ficelles du thriller (vol, concurrence, passages à tabac, incursions de la police…), l’essentiel est bien entendu ailleurs. L’ambivalence avec laquelle Ramsès s’investit dans la parole aux patients en témoigne : au-delà du cynisme, une certaine empathie émerge, ainsi que la sensation trouble d’accéder à des vérités profondes. Autant d’éléments qui préparent le délitement qui suivra, course folle dans la nuit où les béances amnésiques ouvrent les portes à des gouffres. Si, là aussi, quelques facilités émaillent la progression narrative (le rapport au père, puis à la dignité des morts, comme fils rouges d’une possible rédemption), l’essentiel se joue au -delà du langage. La caméra perd avec force les individus dans un espace moite et meuble, où les regards se dissolvent et les doutes s’accroissent (un personnage qui se dédouble, un talisman qui, même avec un tour de passe-passe, tire vraiment le protagoniste d’affaire). Car le cinéaste ne perd jamais de vue son cap premier : capturer le (mauvais) génie des lieux, dans la friche ratissée par les bulldozers, un parc où les enfants n’en sont plus, ou des salles de prêche clandestines pour les âmes brisées. La séquence étrangement dilatée de la combustion des composantes d’ordinateur ne dit pas autre chose : le cimetière des identités numériques se dissout dans un holocauste qui pourra, peut-être, rendre ses contemplateurs disponibles à une plus profonde connaissance du monde et d’eux-mêmes.

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le 15 mars 2023

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Sergent_Pepper

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