Godzilla
7.2
Godzilla

Film de Ishirô Honda (1954)

1954 : le Japon découvre le “roi des monstres”, la bête issue de la préhistoire et réveillée à coups d’essais nucléaires : Godzilla. S’en suivront la naissance d’un genre prolifique, le kaiju-eiga, lui-même ponctué entre autres licences de 36 (!) suites et remakes américains impliquant le roi des monstres, le tout en moins de 70 ans. Suivront les séries, les jeux vidéo, comics, mangas, tout le nécessaire pour faire entrer la créature dans la culture populaire, lui offrant son étoile sur Hollywood Boulevard, d’innombrables clins d’oeil partout dans le monde et dans les rues japonaises elles-mêmes, jusqu’à en faire un Citoyen d’Honneur de Tokyo en 2015.


Tout le monde connaît le principe du film, incarnation allégorique d’un des traumas les plus violents de l’Histoire du Japon : la seconde guerre mondiale. Il y a le péril nucléaire, évidemment (dans un design initial, la tête de Godzilla s’apparentait d’ailleurs davantage à un champignon atomique qu’à un lézard) mais on pourrait étendre la réflexion à toute l’imagerie guerrière vécue par le pays moins d’une dizaine d’années auparavant : la destruction de Tokyo évoque les bombardements de l’aviation américaine, et le déploiement militaire évoque sans doute la puissance de l’armée impériale durant la guerre (à moins qu’elle annonce l’importance à venir des Jieitai ou Forces Japonaises d’Autodéfense, mises en place en… 1954). Et puis, Godzilla n’est-il pas un ennemi surpuissant, au souffle de feu, qui traverse littéralement l’océan pour raser les villes par vengeance ? Ishiro Honda, plus malin qu’il n’y paraît, a bien compris que le cinéma de science-fiction, tout comme le cinéma d’horreur, peut être un exutoire pour le spectateur, y projetant toutes ses angoisses et peurs et espérant la résolution positive. Godzilla répond à cette angoisse, qui nous paraît si lointaine aujourd’hui mais dont je n’ose imaginer l’importance chez les spectateurs japonais de l’époque (ce n’est peut-être pas pour rien qu’on estime que 11% de la population nippone aurait vu le film à sa sortie).


Il ne faudrait toutefois pas limiter le film à tout cela, et sans doute faut-il rendre hommage dès maintenant à deux artisans majeurs à l’origine de ce film et du kaiju-eiga par extension. Ishiro Honda, déjà et surtout, qui relève le défi de réaliser le film japonais le plus cher de tous les temps à l’époque. Le cinéaste tente même d’insuffler régulièrement un lyrisme qui n’est pas sans évoquer son grand maître, celui dont il sera l’assistant jusqu’à sa mort (à 81 ans quand même) : Akira Kurosawa. Honda est également passionné du King Kong de Schoedsack et Cooper, et les rapprochements entre les films ne sont pas impossibles. C’est enfin un pacifiste convaincu, soulignant la responsabilité puis l’insignifiance de l’armée face au monstre, qui ne peut être détruit que par l’intellect d’un savant. Ensuite, il y a Eiji Tsuburaya, le responsable des effets spéciaux, qui le sera sur bon nombre de kaiju-eiga jusqu’à sa mort, lui aussi. C’est lui qui, conscient du temps et du coût nécessaires au stop-motion, proposera l’alternative d’un comédien dans un costume pour la créature ainsi que le recours à diverses maquettes pour créer l’illusion. Un duo audacieux et visiblement investis dans le projet, indissociables de l’impact que Godzilla aura sur la pop culture pour les décennies suivantes.


Petit couac néanmoins, les meilleures volontés n’ont jamais fait les meilleurs films, et Godzilla est loin d’être un chef-d’oeuvre. Pas vraiment la faute à ses effets spéciaux particulièrement kitschs, entre séquences aquatiques filmées à travers un aquarium et recours excessif aux stock shots et jouets pour marquer le gigantisme de la créature - des défauts qui, en vrai, confèrent même un certain charme désuet au film et au kaiju-eiga en général. Le souci vient plutôt du scénario particulièrement pauvre et maladroit (l’arme pour détruire un Godzilla réveillé par les bombes nucléaires est… une bombe à oxygène), scénario animé par une galerie de personnages sans reliefs et interprétés par des comédiens assez médiocres pour la plupart. Même Takashi Shimura, qui vient rendre service au copain Honda, ne semble pas des plus à l’aise dans l’exercice. Autant dire que tout cela rend certaines séquences assez insupportables et plombent sévèrement le film. C’est vraiment dommage, car Honda comprend de toute évidence son public et assume sa dimension populaire (la partie “destruction de Tokyo” du film prend une grande place dans le film ; tant mieux, c’est ça qu’on vient voir), mais il reste avant tout un technicien accompli, avec de sérieuses lacunes en direction d’acteur et storytelling. Du coup, Godzilla devient vite pompeux quand le monstre n’est pas à l’écran, et les séquences de bla bla interminables et mal écrites entre les différents personnages caricaturaux (militaires, politiciens, scientifiques, amoureux) alourdissent un film qui n’en avait vraiment pas besoin.


Il ne faut toutefois pas bouder son plaisir : si Godzilla est, à l’image de sa créature, inabouti (costume et célèbre cri du monstre seront largement retravaillés dans les films suivants avant de trouver le ton juste), il n’en demeure pas moins un classique qui se laisse regarder comme une bonne vieille série B américaine de l’époque, type Jack Arnold ou Roger Corman, ou comme un film de la Hammer. Bien sûr que c’est kitsch, bien sûr qu’on rit plus qu’on a peur ou est impressionné, mais si le film a réussi à traverser les âges, à marquer les esprits, à transcender son propre statut pour devenir objet de culte, c’est qu’il y a une raison. Pas forcément la meilleure, mais une raison quand même, indicible, indescriptible, mais bien réelle. Et ça c’est tellement plus que ce qu’on a l’habitude de voir au cinéma en général.

Créée

le 7 juil. 2020

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Cinemaniaque

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