L’inimitable grâce avec laquelle Ghost Dog se déplace dans la ville résume à elle seule la place de Jarmusch dans le cinéma indépendant américain : présent, mais intouchable, presque inaperçu des autres qu’il évite avec l’habileté chaloupée du connaisseur. Spectre bienveillant, doté d’un code et d’une philosophie d’un autre temps, empruntant les véhicules de luxe, les voies de traverses et conversant au gré des vents et des pigeons qui les traversent.


Ghost Dog est une aberration, un poème finement ouvragé dans une ville en prose, un esprit lettré dans un corps de gangsta. Hors temps, il vit à un rythme qui n’appartient qu’à lui, comme l’ont toujours fait les énergumènes qui jalonnent le cinéma de Jarmusch, qu’ils soient marginaux (Stranger than Paradise), taulards (Down by Law) ou vampires (Only Lovers left alive).
Aux personnages qui l’entourent, voire au spectateur de rejoindre cette lente danse : Forest Whitaker ne parle presque pas, et s’il le fait, c’est aux enfants, ou en citant, en off, les préceptes du Bushido qui dictent sa conduite.


L’insolite mélange des tons, des conversations décrochées aux morts violentes, de la mafia au goût de la glace, fait le charme presque irrésistible du film. Tout repose sur son protagoniste, à qui rien ne résiste, et qui incarne une nouvelle forme de super héros, parvenu à une forme d’ataraxie fascinante.


Chez Jarmush, le cinéma procède par alchimie : c’est la cohésion entre un caractère atypique, une vision (souvent urbaine) et une musique qui déclenche l’hypnotique adhésion du spectateur. La ville, banlieue résidentielle, est à double face, peuplée de lunaires bienveillants le jour, qui retapent des bateaux ou devisent en français sur le plaisir de vivre, livrée à une mafia vengeresse la nuit, partition tragique où le grotesque guette face aux figures tutélaires du genre. Aux commandes du score, RZA livre une copie impeccable et en totale osmose avec l’esprit du film.


On reconnait aussi la patte du réalisateur par les maladresses qui émaillent souvent sa filmographie : quelques insistances et répétitions (les dialogues franco-anglais avec Isaach de Bankolé, la place accordée aux cartoons) et une tendance au name dropping lors des conversations un brin didactiques sur la littérature notamment.


Tout cela ne suffit pas pour rompre le charme : Ghost Dog fait partie de ces personnages uniques qui, à la manière des chevaliers médiévaux, lors d’un passage fugace en ce bas monde saturé de compromissions, laissent la marque d’une morale et d’un héroïsme, suscitant le goût rare et précieux de l’admiration.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Gangster, Violence, Les meilleurs films de mafieux, Les meilleurs films sur la solitude et Les meilleurs films de gangsters

Créée

le 12 févr. 2016

Critique lue 3.2K fois

129 j'aime

8 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 3.2K fois

129
8

D'autres avis sur Ghost Dog - La Voie du samouraï

Ghost Dog - La Voie du samouraï
Sergent_Pepper
8

L’ascète samouraï

L’inimitable grâce avec laquelle Ghost Dog se déplace dans la ville résume à elle seule la place de Jarmusch dans le cinéma indépendant américain : présent, mais intouchable, presque inaperçu des...

le 12 févr. 2016

129 j'aime

8

Ghost Dog - La Voie du samouraï
DjeeVanCleef
9

Le Dernier Samouraï

La balade funèbre de Jim Jarmusch, télescope les codes des films de Samouraïs et ceux du Polar US. On y croise un samouraï érudit ( Forest Whitaker, grand et souple, froid et tendre, tout son être,...

le 19 févr. 2013

73 j'aime

8

Ghost Dog - La Voie du samouraï
Velvetman
9

Un sabre penseur

Ghost Dog est le récit d’un vagabond des temps modernes se soumettant à un code d’honneur ancestral samourai. Influencé par le Samourai de Jean Pierre Melville, c’est l’œuvre hybride d’un réalisateur...

le 19 janv. 2015

61 j'aime

4

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

50

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53