La semaine dernière ils repassaient ce Ghost Dog en salles. Vingt-trois après sa sortie et une bonne décennie après mon dernier visionnage, je n'ai pas voulu manquer cette opportunité de redécouvrir ce film de Jim Jarmusch sur grand écran...
...Et je n'ai pas été déçu.


Alors certes, j'avoue que durant tout le premier quart d'heure j'ai été légèrement décontenancé par une certaine expérimentation (pour ne pas dire approximation) technique : légers travellings instables, étranges raccords dans l'axe, usages de musique un tantinet forcés... Tout ça donnait à ce début d'épopée tragique un petit côté cheap très ancrée dans son époque ; un film fait de bric et de broc pour essayer de donner vie à un patchwork entre iconographie de ghetto étatsunien et stéréotypes cinématographiques.


Et puis la magie de Jarmusch s'est rapidement mise à opérer, comme à l'ancien temps.
Le bon Jim a beau s'amuser ostensiblement des représentations avec lesquelles il joue qu'il n'en oublie pas pour autant de tirer de son art du collage une ligne claire sachant réaffirmer tout le caractère tragique et poétique de sa farce sociale.


Dans Ghost Dog, le cabot des quartiers a beau sombrer dans un excès de rocambolesque – lequel apparaissant d'autant plus artificiel qu'il est ostensiblement représenté comme une culture d'emprunt – il n'en reste pas moins attaché malgré tout à un code, à une culture et à des principes.


Étonnamment, il se dégage dès lors de ce patchwork des fragments d'un monde qui sombre et qu'on pleure, en opposition avec un monde nouveau qui émerge et dont on se moque.
D'un côté Frank qui, du haut de son année 1999, attend de son propre aveu l'avènement du nouveau siècle à venir, tout en en étant l'incarnation même. Homme d'esbroufe et de courte vue, Frank est cette Amérique qui gâche les hommes sans savoir y percevoir leur valeur quand, face à lui, se trouvent tous ceux qui restent passivement nostalgiques du old fashion way ; ces sages de chaque bord et de chaque âge ; ceux qui parviennent à se comprendre malgré les différences de langage, parfois même malgré la différence d'espèce.


Étonnamment, redécouvrir Ghost Dog avec vingt-trois ans de recul lui donne une dimension nouvelle.
S'il peut parfois laisser circonspect par rapport à quelques forfanteries visuelles un brin vieillottes, il n'en témoigne pas moins d'un oeil véritablement lucide sur son époque.
Car oui, 1999 était bien la fin d'un temps au profit d'un nouveau.
Cette fin de siècle était bien la fin d'une vieille noblesse – quelque soit la strate où celle-ci pouvait s'exprimer – au profit d'une culture de l'excès, de la démesure et du gâchis.
Dans ce nouveau siecle qui s'annonce, quand on sait qu'il ne reste plus beaucoup d'ours dans les montagnes, on se précipite pour aller tuer les derniers car des occasions comme ça ne se représenteront sûrement plus. Il faut savoir en profiter...
...Forcément avec une image comme ça tout est dit.
...Tout est dit sur la fin d'un cycle.


C'est à partir de là que les quelques scories datées de ce Ghost Dog deviennent brusquement une force pour ce film plutôt qu'une faiblesse.
Elles deviennent une force parce qu'elles ancrent justement cette œuvre dans le temps ; elle l'ancre comme le témoin tragique d'une transition ; de la disparition d'une Amérique des beaux jours au profit d'une autre plus mortifère.


Vous l'aurez compris donc : j'aime Ghost Dog. Plus que ça je le chéris.
Je le chéris certes autrement entre aujourd'hui et hier mais je continue de le chérir aussi fort.
Je le chéris parce qu'il est un témoignage précieux. Celui d'une Amérique en train de disparaitre.
Oui les États-Unis sont une société du patchwork mais cela n'a jamais empêché qu'au travers de ses compositions étranges ils en viennent à produire un véritable syncrétisme vivifiant et non dépourvu de noblesse. Ghost Dog est d'ailleurs le produit de ça. Au-delà d'être une intrigue mêlant Afro, Italo et Latino-Américains lisant du Rashomon et autre bushido, ce film est lui-même le produit d'un étrange melting pot heureux puisqu'il est l'adaptation très libre d'un film français des années 1960 lui-même très librement inspiré de divers films japonais ainsi que d'un film étatsunien des années 40...
De ce vaste brassage, Ghost Dog en tire une identité unique. De la même manière que son héros n'a rien de japonais et tout d'américain quand celui-ci entend appliquer pour lui-même la philosophie du bushido, il en est de même quand Jarmusch entend prendre pour lui Le Samourai de Melville. Car oui, Ghost Dog n'a rien de français ni même de melvillien.
Il a son identité propre. Il partage juste une noblesse commune qui lui permet de dialoguer avec son homologue d'outre-Atlantique, d'égal à égal, autour d'une bonne glace au chocolat.


Cette glace, elle n'a pas disparu.
L'époque de Melville n'est certes plus et celle dépeinte par Jarmusch suit le même chemin. Seulement voilà, Le Samouraï est toujours là et ce Ghost Dog aussi.
Il n'a suffi que d'une projection au cinéma pour que soudain les deux boules de chocolat retrouvent toute leur fraîcheur...
...Mais aussi toute leur dimension tragique.
Car c'est ainsi qu'est fait le cinéma et les chefs d’œuvre qui le composent : même au-delà de sa vie dans les salles, il saura toujours renaître auprès d'une jeunesse curieuse de sagesse ancestrale... 

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le 3 janv. 2023

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