Les amours d'une colombe et d'un éléphant

Un biopic peut en cacher un autre.


La vie passionnée et martyrisée de Frida Kahlo, c’est d’abord celle de sa passion avec Diego Rivera. Et cette relation peut sembler assez dissymétrique.


En 1928, date de leur rencontre, Rivera , revenu au Mexique depuis une dizaine d’années, la quarantaine passée, est un artiste immensément reconnu., et bien avant le début du film Après une première carrière de peintre, à Paris notamment, aux côtés de Modigliani ou de Picasso, il vient de découvrir la peinture murale qui fera sa gloire – le Michel-Ange du siècle. Un colosse, dans tous les sens du terme, un éléphant ou un crapaud, selon ses amis ou ceux qui l’apprécient moins. Un homme à femmes, qui tire sur tout ce qui bouge et sème les enfants partout où il passe, sans jamais les reconnaître. Un agitateur politique aussi – Rivera est l’incarnation, avant beaucoup d’autres du communisme révolutionnaire et bling bling, aussi soucieux de son idéal que de sa popularité. Un personnage, tout en excès, insupportable et séduisant.


Frida Kahlo est une jeune artiste inconnue – estropiée, cassée en dizaine de morceaux par un accident terrible en pleine jeunesse, dont elle s’est relevée par le seul fait d’une volonté irréductible, mais qui la condamnera à une souffrance terrible et sans fin. On pourrait penser que dans ce couple insolite elle ne joue que le rôle de l’ombre du grand homme – et qu’elle ne doit sa propre reconnaissance qu’à la gloire de Rivera. Du reste leurs expressions artistiques, au-delà d’apparentes similitudes, sont très différentes : Frida kahlo peint des toiles presque naïves, constellées d’éclats surréalistes (sur lesquels André Breton insistera, mais qu’elle refusera toujours de cautionner) ; depuis son retour au Mexique et pour ses grandes fresques murales, Rivera a évidemment simplifié son trait – place désormais au réalisme et aussi à un symbolisme recoupant l’histoire du Mexique depuis ses origines (l’infra-monde des Mayas). L’artiste reconnu et bientôt adulé, c’est lui. Elle, dans son ombre ?


En réalié (et conformément à la réalité) c’est l’inverse. C’est elle qui va le chercher, lui impose sa peinture et plus encore sa personne, qui impose les termes de leur contrat (« pas la fidélité, la loyauté »), qui part lorsque précisément il aura cessé d’être loyal. Et lui toujours s’accroche, dérive et revient, implore – et mieux, après leur dernière séparation (de son fait), c’est encore lui qui revient, propose le second mariage, alors même qu’elle n’est plus qu’un corps brisé, écartelé, gisant éternellement allongé.


Frida Kahlo est forte, dure, infiniment plus radicale que lui, jusque dans ses prises de position et ses idéaux politiques. Comme une femme. C’est elle qui impulse, toujours, qui offre au récit (et à l’homme) toutes ses bifurcations, ses retournements, ses décisions. Et dans leur relation si complexe, Frida joue aussi, souvent, le rôle de l’homme, lorsqu’elle défend physiquement son mari agressé dans un bouge ou lorsqu’elle se joue des hommes autour d’une bouteille de tequila (et l’alcool coule énormément dans Frida). Rivera, lui, est un peu veule, pusillanime, soumis à l’instant, au luxe et aux facilités immédiates. Mais il est aussi capable d’éclats, de courage, de violence ou d’orgueil, insensés, pour la beauté du geste et non sans risques, jusqu’à cette forme de fidélité éternelle et inédite. Comme un homme ?


Avec la passion, pour tous les deux.


Frida est un très bon film – très fidèle à la vie de Frida Kahlo et de Diego Rivera, où tous les éléments rapportés renvoient à des éléments attesté (peut-être un peu d’exagération lors du passage de Frida à Paris, ainsi pour ses amours une danseuse évoquant Joséphine Baker …). On peut, peut-être, simplement regretter une certaine sagesse dans la mise en scène ; (on imagine la folie qu’un Ken Russell aurait pu apporter à des récits de vies aussi délirantes, bien au-delà de toute fiction). Cela dit, le rêve, les échappées oniriques ne manquent pas et sont même plutôt réussis : Rivera en King Kong, sur les toits des buildings de New York, les squelettes (ceux de la mythologie mexicaine) finissant par revêtir les traits des médecins tentant de rafistoler le corps explosé de Frida Kahlo. Et puis, si la souffrance éternelle de Frida Kahlo, sa passion (au sens premier du terme) apparaît assez peu dans la plus grande partie du film, c’est peut-être aussi la meilleure façon de suggérer la manière dont elle avait maîtrisé sa souffrance. Sa force.


Frida est un très bon film.


• D’abord pour l’interprétation habitée des deux personnages principaux : Salma Hayek (qui s’est battue pour le rôle et pour le film, jusqu’à le produire) est Frida Kahlo, au-delà de l’identification, presque en sosie. Dans une identité physique plus que troublante, dont témoignent toutes les photos et tous les tableaux, dans la confrontation directe entre les toiles parfaitement reproduites de Frida Kahlo et l’image de Salma Hayek collée à ses toiles. Et au-delà encore, dans la prise en charge la plus intime du rôle, de la passion, de ses excès, le sexe, la douleur, la violence, en payant énormément de sa personne.


Et Alfred Molina habite le rôle de Rivera de la plus parfaite des façons – colosse serein, éléphantesque, un peu veule, pusillanime, mais aussi capable d’éclats de prestige insensés – le pistolet braqué sur Siqueiros et le coup de feu, le défi aux Rockefeller, la bagarre dans le saloon …
Alfred Molina est Rivera.


Et la mise en scène traduit parfaitement cette fusion entre les personnages et leurs interprètes, entre la réalité et la fiction : le tableau célèbre du couple, elle et lui côte à côte, reproduit sur l’écran, devant la foule des danseurs, et qui sans qu’on y prenne garde finit par s’animer – sous les traits des acteurs.


• Par la mise en scène, ensuite, précisément : grâce à un montage très fluide qui fait qu’à aucun moment on n’a l’impression de tranches de vie (celles de toutes les biographies) juxtaposées – mais bien à une histoire unique et parfaitement liée ; par un jeu d’oppositions savamment mises en scène, entre réalité et rêves, documents (dont les représentations des tableaux, très réussies) et fiction, par le contraste permanent entre les deux personnages, jusque dans le choix des costumes, elle si mexicaine et lui si faussement décontracté. Un très bon exemple de cette réussite réside dans l’irruption très habile du noir et blanc, d’archives, de fausses archives, de fiction (avec aussi des images où couleurs et noir-et-blanc cohabitent très subtilement), lors des échappées à distance du Mexique, à Paris (pour elle) ou surtout à New York.


• Par l’irruption de la grande Histoire, à l’intérieur de leur propre histoire – ce qui renforce encore la dimension du mythe. On croise ainsi, dans des rôles importants, dans des scènes souvent très violentes, les silhouettes de Siqueiros (le peintre ami ou rival, en révolutionnaire pas bling bling /A. Banderas), Tina Modotti (suffragette célèbre / Ashley Judd), Trotsky (pour une rencontre essentielle, sexuelle et amicale, et attestée avec Frida, pour sa mort très proche et qui vaudra à Frida Kahlo quelques jours de prison), une chanteuse danseuse évoquant ( ?) Josephine Baker, André Breton pour la fugue parisienne (très peu appréciée par Frida Kahlo) ou Nelson Rockefeller – pour une scène clé, où le panache et les convictions de Rivera l’emportent sur son désir de carrière – jusqu’à laisser détruire le mur peint où il avait osé, sacrilège, faire figurer Lénine.


Mais Rivera a aussi de la mémoire – et il refera à l’identique sa grande fresque sur les murs de l’université de Mexico. Presque à l’identique : cette fois, il aura également ajouté les personnages de Trotsky, Marx, Engels et … Rockefeller.


• Par la présence du Mexique, de sa chaleur, de son histoire, de sa folie (même si, là aussi, la réalisation est sans doute trop retenue) : un Mexique incarné bien plus par elle, comme sa source permanente, que par lui, toujours en quête de reconnaissance internationale ; un Mexique de tous les excès, et très étonnamment libéré, alors qu’on n’est qu’au début du vingtième siècle, en matière de sexualité débridée.


Une nouvelle habileté de la réalisation consiste à régulièrement ponctuer les étapes successives du récit par des chants, des danses, toujours confiés à de grandes artistes locales (Chavela Vargas, Lila Downs, Karine Plantadit) – comme une manière de chœur antique, parfois festif, parfois lugubre. Entre leur histoire à eux, passionnée, la grande histoire, tout cela dans le cadre du Mexique éternel, le film finit par revêtir une dimension mythique. Frida est décidément un très bon film

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le 9 avr. 2015

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