Hué à Cannes, où il est présenté dans la sélection officielle, salué par toute une partie de la critique française, Frère et sœur divise: c'est que, après des détours surprenants comme Roubaix, une lumière en 2019, Desplechin revient ainsi sur la Croisette, après Tromperie en juillet dernier, avec ce qui apparaît comme un véritable condensé de sa filmographie, de ses obsessions, dans tous ses excès, n'hésitant pas à sauter pieds joints dans le mélodrame.


Ainsi, Desplechin retrouve ici le cadre bergmanien (et roubaisien) d'Un conte de Noël : famille et névrose sont au rendez-vous, tout comme Melvil Poupaud réapparaît, cette fois-ci dans le rôle principal. L'ombre de la mort plane encore également, à travers les figures des patriarches et matriarches mourants, instances d'autorité s'affaiblissant et laissant derrière rien qu'un chaos familial insoluble.

Auparavant, c'était Jean-Paul Roussillon, en véritable gueule du cinéma français, et Catherine Deneuve, froide, dure, qui dévorait presque comme une araignée ses enfants, quémandant la précieuse moelle osseuse. Ici, le cas est différent: dès la scène d'introduction de ces personnages, un brin étonnante puisque virant dans du suspens à pathos qu'on ne sait bienvenu ou non dans le cinéma de Desplechin, les parents sont déjà présentés comme des êtres déclinants, en état faiblesse, reliques d'une ancienne dureté qui ne laisse derrière elle qu'une moelle informe. Dès lors, tandis que l'on assiste lentement au déclin de ces parents, Desplechin arpente deux pistes de son cinéma qui lui tiennent à cœur : la haine familiale, et la mémoire. Si la seconde est propice à des scènes véritablement monumentales, la première est d'autant plus regrettable que Desplechin veut en faire le centre du film.


En effet, dès le titre, Frère et sœur, l'antagonisme familial qui oppose une fratrie est exposé. Rien de bien nouveau pour Desplechin évidemment: c'était déjà cet antagonisme qui imprégnait toute la tension entre Mathieu Amalric et Anne Consigny dans Un conte de Noël. Seulement, ici, Desplechin aspire, non pas seulement à révéler le dérèglement familial, mais à le résoudre, et le résoudre qui plus est, de ses propres mots, en dehors de la morale chrétienne dont il a été éduqué. On a du mal à comprendre où Desplechin veut en venir dans cet objectif, tant il ne parvient jamais réellement à y arriver: certes, la fin du long-métrage nous donne des éléments de réconciliation, mais une réconciliation bien plus douce-amère que revendiquée, par l'espacement. Surtout, le reste du long-métrage est ainsi condamné à errer dans des confrontations quelque peu convenues, habituelles, voire ridicules quand surjouées par une Marion Cotillard qui ne rentre absolument pas dans le moule Desplechin, portée uniquement par la musique de son compositeur fétiche Grégoire Hetzel et son pathos. D'autant plus que cette dissertation sur la haine fraternelle est bien moins libertaire à l'origine que le voudrait Desplechin : elle repose sur un cadre de réunion familiale attendu, et sur celui également de la religion, simplement juive et non pas catholique ici.

Ne reste alors que la fin du film pour véritablement délier l’œuvre des chaînes du drame bourgeois artificiel: quand Marion Cotillard et Melvil Poupaud sont allongés ensemble sur ce même lit, la tension fraternelle ressort vraiment, crève l'écran et impose l'audace de Desplechin, qui parvient alors réellement à disséquer les passions humaines comme Bergman savait le faire.


L'autre piste, la mémoire, apparaît finalement comme le réel centre du film : comme Un conte de Noël jouait du temps, des chapitres et des points de vues, Frère et sœur, plutôt que cherchant réellement un exutoire à la haine, la dilue dans un océan de temps. Au travers des discussions, qui rythment le cinéma très bavard de Desplechin, on ne cherche pas nécessairement à trouver une solution au futur, on se plonge dans la rétrospection, mêlant souvenirs traumatiques et mémoires communes de joies. Avec une prise d'opium, on récrée le temps d'une scène Il était une fois en Amérique et son flot de vestiges passés qui immobilise les personnages, comme à la recherche d'un temps perdu, puis l'on vole au-dessus de la ville, Roubaix, qui semble alors immense, comme écrasant l'hôpital où meurt la mère.

Desplechin taille ainsi également sa haine dans un bloc d'espace : si le temps disparaît pour ne laisser qu'une onde de réminiscence, les différentes étendues se confrontent également. L'extérieur, comme le morne arrêt de bus où se saoule Poupaud qui cède au gré d'une coupe à la grandeur d'une vallée en Occitanie, refuge en dehors du carcan familial, mais également l'intérieur. C'est l'hôpital à la blancheur des murs oppressante, angoisse existentielle, la maison familiale vidée par l'absence des parents, ou encore la scène de théâtre dont la simplicité laisse ressortir l'intime comme une construction mentale. Finalement, le cinéaste traite tout l'espace comme une scène de théâtre: véritable metteur en scène au sens premier, Desplechin ne joue pas tant de l'uniformité du film, mais de l'instant théâtral, de la scène comme déployant en elle-même tout son panel d'émotion, y compris dans le décor.


On retrouve ainsi finalement ce qui ressortait du Conte de Noël encore une fois, mais même également, plus récemment, de Tromperie : la fiction, omniprésente entre mascarades familiales, jeux d'acteurs et mémoires, qui irrigue la réalité malléable, et la construit. Ici, c'est donc l'actrice Marion Cotillard, qui joue d'abord la haine puis l'exil dans «l'Histoire avec un grand H», et puis le romancier Melvil Poupaud qui brûle son passé par les lettres et récrit son futur. C'est cette obsession bien cinématographique du factice qui passionne et Desplechin et le spectateur, dévoilant réellement toute l'abîme de la famille, carcans, «foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur» dont parlait André Gide dans Les nourritures terrestes. Au contraire, c'est quand Desplechin tente de faire vivre de vraies sentiments sincères, qui perdurent, que la médiocrité prend le film à la gorge, comme la réalité imposée affaiblit parfois le conte.

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le 22 mai 2022

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