First Man : passionnante autopsie de la nature humaine par Damien Chazelle


Après Whiplash et La La Land, Damien Chazelle, jeune cinéaste surdoué, sort des chemins balisés de son cinéma avec un "biopic" sur la figure de Neil Armstrong, premier homme à avoir marcher sur la Lune.

Le moins que l'on puisse dire c'est que First Man tranche drastiquement avec le style habituel de son auteur. Dès les premières secondes l'on comprend que nous ne sommes pas en présence du rêve pastel d'un La La Land quand bien même il partage avec celui-ci (tout comme avec Whiplash d'ailleurs) un regard désenchanté sur la condition humaine. Ainsi, bien loin des visuels colorés de son précédent chef-d’œuvre, First Man cultive une aridité et un réalisme froid en totale adéquation avec les questionnements du personnage principal. En effet, à l'image de Prométhée, le Neil Armstrong de Damien Chazelle semble porter sur ses épaules le poids de sa lucidité, il paraît parfaitement conscient des dérives tout comme des incroyables capacités de l'homme, de même, il est le seul personnage à conserver sur toute chose, tel un démiurge, une vision d'ensemble. Neil Armstrong, véritable porte-parole du cinéaste, se questionne et tente d'ouvrir les yeux de l’humanité sur son propre devenir, sur la fragilité et le devenir de la Terre… La mise en scène de Chazelle s'applique bien entendu à retranscrire la dimension démiurgique du personnage (Ex: reflet de la Terre sur son scaphandre, regard sur la Terre depuis la Lune…). C'est ainsi par le biais d'Armstrong que Damien Chazelle nous livre sa réflexion sur la conquête spatiale. Tout comme dans Whiplash, La La Land et plus récemment Babylon, le cinéaste entretient dans First Man une certaine ambiguïté, alternant sans cesse entre le pour et le contre afin de questionner le pourquoi de la conquête spatiale et plus largement de toute avancée humaine. Si First Man épouse davantage le point de vue de la NASA, eu égard au statut de son personnage principal, il a néanmoins l'intelligence de ne pas s'en tenir à cela et de nous proposer un autre regard, celui du peuple américain, peu emballé à l'idée de dépenser plusieurs millions pour les voyages spatiaux au vue des difficultés que comporte encore la vie sur Terre. A ce point de vue plus que légitime, Chazelle oppose la prise de conscience qu’entraîne inévitablement l'exploration spatiale, il s'agit ici de nous rendre compte de notre vulnérabilité, de notre petitesse, de la valeur de la vie et de l'immense fragilité de la Terre, car paradoxalement, l'homme est ainsi fait qu'il lui faut partir à la découverte de l'ailleurs pour se souvenir qui il est et d'où il vient, prendre conscience de l'immensité infinie pour mieux se rendre compte de sa cruelle vulnérabilité et prendre enfin conscience de la valeur des petites choses, des choses terrestres. L'ambiguïté du propos du cinéaste s'applique également à sa vision de l'homme, être prétentieux, cherchant à égaler Dieu et qui, tel Icare, aspire à aller trop loin, trop vite, et se brûle les ailes. Ainsi, pour le jeune cinéaste, l'homme ne contrôle rien, il ne sait pas réellement où il va ni pourquoi, il est même à la merci des imperfections de sa propre technologie. En parallèle de ces questionnements, qui ne sont pas sans rappeler ceux d'un Mad Max : Fury Road ou du récent Avatar : la voie de l'eau sur des questions en apparence simples mais profondément signifiantes et universelles telles que "Où va-t-on ?" ou "D'où vient-on ?", le réalisateur semble entretenir une certaine admiration face à l'incroyable capacité de l'homme à explorer, à se relever, à apprendre de ses échecs pour repartir de l'avant et aller toujours plus loin, comme une nécessité non pas économique, ni même historique, mais intrinsèquement liée à sa nature profonde. First Man, tant sur son fond que sur sa forme, est entièrement construit sur l'alternance de deux échelles : celle de l'humain (intime) et celle de l'humanité (historique). Loin de les traiter séparément, Chazelle les fait au contraire entrer en résonance afin que la première ne trouve de sens qu'à l'aune de la seconde et vice versa. Cette dichotomie est particulièrement visible dans le schéma narratif du film qui ne cesse d'alterner scènes de missions ou plus généralement de vie professionnel au sein de la NASA, séquences sur lesquelles l'on sent constamment peser le poids de la grande Histoire humaine qui se déroule sous nos yeux, et scènes intimes au cours desquelles se déploie la vie de la famille Armstrong. Si certains verront dans cette dichotomie une simple facilité tire larme visant à accentuer la dimension tragique et héroïque d'un mythe américain, il n'en est rien chez Damien Chazelle qui prend soin de ne jamais iconiser son personnage. En se jouant des codes inhérents à ce genre de biopics, le jeune cinéaste utilise cette opposition d'échelles dans le but, non pas de pondre un énième hommage vibrant, patriotique et boursouflé à une grande figure américaine, mais au contraire de croquer le portrait de l'homme et de l'humanité par le biais de la plus grande exploration humaine réalisée à ce jour. Au-delà même du simple fait d'alterner quasi mécaniquement ces deux échelles, le film réussit régulièrement à les faire se côtoyer au sein d'une même séquence. Le premier pas de l'homme sur la Lune est ainsi associé au deuil d'un enfant, un simple changement de visière suffit à matérialiser la frontière entre le personnage de Neil Armstrong en tant qu'homme (plus précisément en tant que père endeuillé) et en tant que personnage historique, de même, l'incroyable scène d'alunissage puise sa puissance tant dans sa dimension intime qu'historique. Enfin, notons que le réalisateur préfère s'attarder sur le premier pas de l'homme sur la Lune plutôt que sur l'érection du drapeau américain, ou comment transmettre la dimension universelle de l'événement à travers l'empreinte d'un seul homme. First Man traite également de la fragilité au sens large : la fragilité de la vie, de l'homme, de la Terre ou encore des technologies humaines (Damien Chazelle s'attarde volontairement sur les détails des engins spatiaux afin de capter et de faire ressentir au spectateur la fragilité de ces véritables coquilles de noix). En plus de convoquer les mythes de Prométhée et d'Icare, le cinéaste fait en quelque sorte de son film une adaptation du mythe d'Orphée, ce personnage de la mythologie grecque ayant bravé les enfers pour en ramener son épouse défunte. Ici, Armstrong brave le vide spatial pour faire le deuil de sa fille. Pour finir, comment parler d'un film de Damien Chazelle sans évoquer son principal collaborateur, le compositeur Justin Hurwitz qui, non content de nous avoir émerveillés avec les fabuleux thèmes de La La Land, remet le couvert avec une bande originale plus épurée mais tout aussi géniale, aussi efficace dans l'accompagnement des scènes intimes que dans l'incroyable et épique scène d'alunissage.

Avec First Man donc, Damien Chazelle change de registre pour nous offrir une proposition de cinéma passionnante. Loin de nous imposer un point de vue dogmatique, First Man, comme toujours chez Chazelle, questionne, nous offre des pistes de réflexions ainsi que différentes grilles de lecture. Se déclinant tout autant à l'échelle de ses personnages qu'à celle de la grande Histoire, le film s'impose comme une fascinante réflexion sur la nature humaine mise en scène avec génie par un réalisateur qui ne cesse de nous épater.

Antonin-L
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le 5 août 2023

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