Dans The lost city of Z, Percy Fawcett aspirait à s’enfoncer toujours plus loin dans l’inconnu. Ce désir, s’il prenait pour objet la possible existence d’une cité amérindienne, semblait néanmoins s’alimenter de lui-même, comme si le fait de repousser les limites du connu était une fin en soi. Ce personnage était, je le crois, emblématique de la figure de l’explorateur au cinéma. L’explorateur est celui qui refuse sa finitude en découvrant, donc élargissant, le domaine du savoir, de la connaissance, de la culture et par là-même en transcendant les limites institutionnelles, épistémologiques et juridiques de son époque. On peut dire de lui qu’il est un être combattant la mort parce qu’il refuse la fixité et fait de la mobilité un principe vital. Tout le paradoxe étant alors que cette recherche effrénée du mouvement et d’une forme d’immortalité met à chaque instant sa vie en danger.


La noblesse de l’explorateur vient donc de sa volonté de s’affirmer contre son monde clos, celui pétri de certitudes, confortable, où chaque individu sommeille jusqu’à ce que son dernier souffle le pousse dans un oubli éternel. Ce personnage recherche une forme d’Absolu car il est celui qui n’existe que pour lui-même, en dénigrant les risques, l’opinion d’autrui, et en imposant sa marque sur des territoires encore inexplorés. Ainsi, là où l’homme vit dans un monde qui lui préexiste au sein d’une société, l’explorateur s’approprie des espaces qui n’appartiennent qu’à lui, et ne devront leur raison d’être qu’à sa force, son courage et sa détermination à toute épreuve. Le désir de liberté, la confiance en lui, l’ingéniosité et la foi en l’avenir des terres nouvelles définissent alors les attributs propres à son archétype. Généralement solitaire, il rompt avec une société faisant obstacle à sa quête personnelle.


Mais tout l’intérêt du film de Chazelle est de rejeter cet ethos de l’explorateur en construisant un personnage extrêmement singulier dans l’histoire des représentations cinématographiques. Intrépide, farouche, volontaire, hargneux : tous ces attributs qui vont généralement de pair avec la figure héroïque de l’explorateur ne caractérisent en rien le personnage. La première scène programmait pourtant le spectateur à croire au caractère exceptionnel de Neil, qui saurait s’affirmer contre une institution incapable de reconnaitre son génie. Neil rebondit sur l’atmosphère, loupe la piste d’atterrissage, mais réussit malgré tout, et presque miraculeusement, à poser son appareil. À cet « exploit », son supérieur, loin d’être admiratif, rappelle que ce n’est pas la première fois que le personnage frôle la catastrophe. Deux visions concurrentes pour le caractériser se font alors face : l’une qui voit en lui un individu dangereux pour l’institution, coupable d’erreurs grossières, et l’autre qui au contraire met en avant ses qualités hors normes, sa singularité au sein d’une structure dont la recherche de l’excellence serait un frein à l’émergence d’individualité forte (les sorties de piste de Neils symbolisant alors son refus du conformisme, du parcours tout tracé, son « génie » propre et incompris). Pourtant, alors que nous étions disposés à attendre de ce personnage des signes d’indépendance à l’égard du milieu qui l’accueille (comme c’est généralement le cas dans les films mettant en scène un explorateur, l’institution devant finalement se résoudre à non pas accepter les êtres d’exception mais à s’ajuster à leur niveau dans une logique de progression dialectique vers le « mieux ») ; ici, le personnage est fondu dans le moule. Besogneux certes, mais qui ne se définit jamais par son opposition. Loin de s’affirmer, il est un personnage effacé, mutique, absent.


Ce caractère spectral se révèle par les silences de Neil, mais aussi par l’incapacité de l’astronaute à entrer dans des logiques concurrentielles, et une certaine manière de le voir accepter toutes les décisions de ses supérieurs. Seul un concours de circonstance explique sa place au sein de la mission Appolo 11. Neil est simplement pris dans un processus, dans une sorte de mouvement mécanique qui le pousse à accomplir des choses qui sont inscrites dans le programme de l’institution, et n’émanent pas en propre de sa volonté. L’aspect fantomatique du personnage explique surement pourquoi le film s’intéresse aussi peu aux scènes de formation, aux tests physiques et à tout ce qui pourrait supposer une impulsion individuelle. Ici, à chaque fois que le personnage est malmené, c’est par l’extérieur : les secousses ininterrompues dans le cockpit, les conditions extrêmes auxquelles il se retrouve confronté le mettent en mouvement, dans des séquences magistralement mises en scène, où le point de vue subjectif et le filmage depuis l’intérieur sont privilégiés et créent une impression d’immersion saisissante.


En dernier lieu, cette absence du personnage se lit au niveau des intentions. En effet, le film accentue l’isolement de Neil non seulement en le montrant retranché du monde dans un quartier résidentiel réservé aux membres de la mission, mais aussi en repoussant toutes les justifications à ce choix d’aller dans l’espace dans les abîmes du mystère. C’est par des opérateurs extérieurs au personnage que les questions liées à la course à l’armement, la rivalité avec l’URSS, le besoin d’aventure pour l’Homme, de repousser les limites du possible, du progrès technologique, mais aussi les critiques envers ce programme spatial dispendieux, sont émises. Cela a pour fonction d’éloigner toutes ces préoccupations de la sphère intime du personnage, et surtout de refuser de ramener sa mission à un désir annexé sur des motivations précises. Le personnage est étranger à toutes ces problématiques, comme si le monde ne le concernait pas. La dimension introspective du voyage prend alors le pas sur le désir d’accomplissement de soi par la soif d’aventure. Contrairement aux autres explorateurs au cinéma, la question de la prolongation de soi dans l’univers, par la découverte, la possession de connaissances et de territoires nouveaux, ne le concerne pas. Ce n’est pas une logique extensive, centrifuge qui l’anime, mais, au contraire un mouvement centripète de retour à soi, au néant, au vide.


Et c’est là toute la force du film, son nihilisme teinté de mélancolie, sa tristesse se déversant sur des images qui auraient dû être iconiques, son flottement entre le poids de la vie qui rattache aux autres et le désir d’anéantissement, de disparition dans le cosmos qui élève vers la mort. Cette symbolique de la vie et de la mort, de la lumière des astres qui attirent et de l’infini de l’espace qui noient le chagrin, définit l’horizon poétique de l’œuvre. Car le personnage est littéralement habité par la mort. Il ne cherche pas à la vaincre, à la provoquer, à jouer avec comme ce serait le cas pour d’autres explorateurs, mais à la ressentir en lui, toujours plus profondément, dans un mouvement d’éloignement à la fois sentimental (sa distance avec sa famille) et spatial (quitter la Terre) absolument déchirant.


La raison que l’on pourrait invoquer pour justifier cet état mélancolique semble être celle de la mort de sa fille au début du film. Mais je crois qu’elle n’est pas suffisante. Neil, dès les premières scènes, parait déjà absent, mutique. Son âme est fêlée, et ce depuis bien longtemps il me semble. Sa femme rappelle qu’il a connu la guerre, que par le passé quatre de ses camarades sont morts dans des accidents d’avion la même année. La mort est son compagnon de route depuis bien longtemps. Le décès de sa fille n’a fait qu’accélérer un processus qui était déjà en marche, en incorporant encore davantage en lui cette force négative qui le pousse à rechercher le néant. Le film est alors une lente procession, une marche mortuaire où la vie de l’individu est indissociable de son revers, où le temps est scandé par les disparitions, où la mort est tellement présente qu’elle en devient une composante fatalement acceptée par tous, au point qu’il n’est jamais question, dans les discussions familiales, des risques qu’encourent Neil à continuer. Sa femme ne le met pas en garde, elle sait ce qui l’anime, ce qui le rend absent et qui en même temps le maintient en vie. Elle dit elle-même, à un moment, que Neil, contrairement aux autres étudiants à la fac, savait ce qu’il voulait. Mais ce qu’il veut, c’est précisément rien, rechercher le vide, en se noyant dans le travail, en faisant ce qu’on attend de lui. Ce rien trouvant alors sa pleine expression dans le vol spatial, où la solitude de l’homme s’y manifeste dans des proportions démesurées.


Certains voient dans le parcours du personnage un travail de deuil. En effet, les images (malheureusement éculées) d’un passé édénique en compagnie de sa famille témoignent de la nostalgie du personnage, de son enfermement dans un passé qui s’oppose à la projection de soi dans le futur - qui est pourtant le propre du voyage, de l’exploration, de la découverte. La tension résultant de la pression de ces deux forces antagoniques ne pourrait se résorber qu’à condition que le personnage arrive à trouver dans le présent un évènement symbolique à même de lui faire accepter le passé. Enterrer symboliquement un collier de sa fille sur la lune peut effectivement aider dans le travail de deuil. Mais le film montre bien qu’à son retour, la distance de Neil aux autres est maintenue (la vitre qui le sépare de la femme). De plus, aller sur la lune n’était pas pour lui une évidence, puisqu’il n’a jamais désiré prendre la place d’un autre. En ce sens, il ne souhaitait pas ardemment atteindre cet astre pour faire le deuil de sa fille. Disons qu’une occasion s’est présentée d’emporter avec lui un souvenir, et que dans la mesure où la lune évoque pour lui un coin isolé du monde, un sanctuaire, sa fille, parce qu’elle est décédée, pourrait reposer ici, et ce avec lui si sa mission ne l’obligeait pas à rentrer. La caméra panotant sur l’astre lunaire, jusqu’à filmer la Terre, au loin, traduit alors le vertige métaphysique d’un homme confronté à la pure solitude, symbole de la mort, puisque plus rien ne rattache l’individu au monde. Cette caméra contemplative montre que l’Absolu que recherche cet explorateur est d’une autre nature que celui habituellement présenté au cinéma. C’est bien la mort, et non pas la vie, qui fait office de point de référence.


Personnage en exil, dont le deuil n’est que la conséquence d’un état mélancolique préexistant, Neil offre à Ryan Gosling l’un de ses plus beaux rôles. Le film parvient à rendre palpable cet état de détresse bien trop contenu et intime pour s’extérioriser par la mise en scène, qui privilégie la caméra à l’épaule et l’observation au plus près des visages plutôt que l’emphase mélodramatique et le registre spectaculaire. Ce faisant, il entoure d’un voile de tristesse le récit et réussit comme rarement à montrer le gouffre qui existe entre la Grande Histoire, ses héros, ses dates clés, et la petite histoire, celle d’un homme muré dans sa solitude, étranger à ses propres enfants, pensant, à son échelle, n’avoir plus rien à donner au moment même où il nous apporte la lune.

Sartorious
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le 27 oct. 2018

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