L’annonce du projet d’un film sur Neil Armstrong par Damien Chazelle nous avait surpris. D’abord, parce qu’il s’agissait de la première rupture avec le monde de la musique, auquel les trois premiers films du franco-américain étaient connectés. Ensuite, parce que la conquête de la Lune fait partie de ces sujets tellement traités qu’il devient de plus en plus difficile d’en imaginer une approche originale. Nous étions alors loin de nous douter que First Man s’inscrirait de manière aussi pertinente dans la filmographie du réalisateur, en l’enrichissant de surcroît d’une donnée nouvelle : pour la première fois, c’est à l’émotion relationnelle que carbure le personnage principal de Damien Chazelle. L’idée nous plaît tellement qu’il est difficile de ne pas regretter que le film ne s’en soit pas davantage contenté.


C’est dans le cockpit d’un X-15 que s’ouvre First Man. Du visage du pilote à la carlingue de l’avion fusée, les très gros plans s’enchainent rapidement, se focalisant parfois sur une vis qui, sans trop qu’on sache comment, parvient à faire tenir la taule de ce shaker géant. Le montage quasi syncopé ne se calque plus sur le rythme des percussions d’une batterie comme à l’époque de Whiplash mais sur les secousses incessantes, empêchant presque de distinguer les traits de Ryan Gosling derrière la visière de son casque. Mutique, le pilote se contente d’appliquer les consignes qu’il reçoit par radio. Par des gestes fins, il maîtrise la fusée expérimentale, lancée à plus de 6’000 km/h, à une altitude atteignant 63 km. Nous sommes en avril 1962, Neil Armstrong est alors pilote d’essai et il s’apprête à rebondir sur l’atmosphère suite à une erreur de manœuvre. À son atterrissage, on lui reproche d’être distrait. Et pour cause, le jeune homme de 31 ans vient de perdre sa fille Karen, atteinte d’une tumeur au cerveau. C’est d’ailleurs sur ce drame familial que Damien Chazelle enchaîne immédiatement, pour ensuite en faire un des objets centraux de son film.


C’est sur ce point que First Man s’avère véritablement réjouissant. Renonçant à l’héroïsme patriotique auquel nous associons le sujet de manière quasi pavlovienne, Damien Chazelle et ses scénaristes Nicole Perlman et Josh Singer optent pour une approche centrée sur l’homme et le drame conjugal (personne ne sera surpris d’apprendre que le projet était initialement prévu pour Clint Eastwood). En privilégiant ainsi l’intime sur l’épopée et la petite histoire sur la grande, ils confèrent au film une tonalité éminemment mélancolique. Pas de trompette, pas de fanfare, pas de planté du drapeau (ce qui a d’ailleurs valu au film les reproches de certains sénateurs) : d’emblée, Neil Armstrong est présenté comme un homme réservé, qui paraît sentimentalement anesthésié depuis la perte de sa fille. C’est d’ailleurs le décès de Karen qui fait ici office d’élément déclencheur, poussant le pilote à postuler pour les programmes spatiaux de la NASA qu’il avait jusqu’alors refusés, précisément pour s’occuper de sa fille malade. Si nous retrouvons les thématiques, déjà très présentes dans les précédents films de Chazelle, du dépassement de soi, de la persévérance, de la douleur et de la vie sociale ou familiale sacrifiée comme conditions nécessaires à la réussite (« nous n’avons pas choisi d’aller sur la Lune parce que c’est facile, mais justement parce que c’est difficile », dit JFK dans sa fameuse allocution à l’université Rice qu’on ne se lasse pas de citer), nous ne nous attendions pas à voir un Neil Armstrong principalement guidé par une motivation affective. Pour la première fois, amour et ambition se conjuguent dans le destin d’un personnage du réalisateur ; pour Armstrong l’objectif de la Lune n’est qu’une manière d’achever son deuil. Nous ne sommes pas si éloignés de la proposition de Christopher Nolan qui faisait de l’amour une force comparable à celles de la physique dans Interstellar.


Très soucieux d’adopter une forme signifiante, Damien Chazelle déploie une mise en scène audacieuse. Extrêmement proche du visage de son protagoniste, il multiplie les effets d’isolement. Additionné à de nombreux plans subjectifs et à un montage nerveux, Chazelle vise l’immersion sensorielle et livre une impressionnante séquence à bord de la capsule Gemini 8, partie en sur-rotation suite à un problème technique. Ce dispositif justifie ainsi la quasi absence de plans larges, iconiques ou contemplatifs. Derrière sa visière, c’est dans une quête quasi autiste que persévère Armstrong (de fait, le choix de Ryan Gosling s’avère excellent). La solitude de ce dernier trouve plusieurs expressions déchirantes : alors qu’il ne parvient pas à dire au revoir à ses deux fils, n’arrivant plus à affronter l’idée de la mort ; au moment de s’isoler sur la surface la Lune ; et dans le magnifique plan final. First Man est donc avant tout le drame d’un homme qui tente de soigner un deuil et qui se retrouvera obligé d’en affronter de nouveaux. Les réussites des personnages de Damien Chazelle n’ont jamais été complètes ou triomphales (voir notre critique de La La Land). Il suffit d’entendre les mélodies terriblement mélancoliques du score de Justin Hurwitz pour comprendre que ce n’est pas ce nouveau film qui changera la donne. Jusqu’aux morceaux qui accompagnent les premiers pas sur la Lune (« Moon Walk », « Crater »), le ton n’est effectivement pas à la célébration, pour le meilleur.


First Man contient en son cœur une réelle force mélodramatique et symbolique. Raison pour laquelle nous aurions aimé voir la radicalité de la mise en scène trouver un égal dans la construction du récit. Nous aurions effectivement préféré voir Damien Chazelle faire encore davantage l’impasse sur la grande histoire et la genèse du programme spatial (qui a déjà eu son film définitif avec L’étoffe des héros) pour se concentrer exclusivement sur la dimension intime et métaphorique de l’entreprise de ce Neil Armstrong là. Un voyage spatial envisagé comme chemin de résilience : il y avait effectivement de quoi proposer une approche encore plus originale et conceptuelle. Cette approche, Alfonso Cuarón l’assumait pleinement avec Gravity. Peut-être favorisé par l’absence du poids de l’évènement historique qui pesait sur les épaules de Chazelle, Cuarón parvenait, dans ce qui reste une leçon d’écriture, à insuffler du symbole dans absolument toutes les séquences de son film. Voilà qui marque la différence entre un excellent film et un chef-d’œuvre.


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Cygurd
8
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le 19 oct. 2018

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Film Exposure

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Chazelle se loupe avec cette évocation froide et ennuyeuse d'où ne surnage aucune émotion.

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