
Comment trouver un époux pour la fille et pour la veuve d'un ami cher quand on est soi-même émoustillé par la première ou amoureux de la seconde ? Sur ce sujet de comédie, Ozu construit une œuvre d'une stupéfiante beauté plastique quasi entièrement faite de carrés, à un point jamais atteint dans les autres films du réalisateur japonais, notamment parce que l'action se déroule surtout dans des intérieurs. Presque systématiquement, le rapport d'image de 1,37 : 1 est réduit à un carré, tantôt centré, tantôt décalé, avec d'autres carrés à l'intérieur qui peuvent être un tableau, une publicité, une fenêtre, une double porte, sans oublier les motifs des tissus des zabutons et des vêtements, eux aussi très souvent en carrés. Certes, le dispositif est favorisé par l'architecture japonaise mais il est ici magnifié par le soin apporté aux décors et aux couleurs. Pour chaque intérieur, les personnages ont des tenues dont les tons déclinent ceux des meubles et des murs afin d'avoir un camaïeu qui sera rehaussé par une assiette ou un autre objet dans une couleur complémentaire. Ainsi, un rouge dense et profond d'une céramique vient contrebalancer les tons vert olive d'une pièce.
Comment ne pas penser à Piet Mondrian ? La référence s'impose au point qu'à chaque nouveau plan, on recherche les carrés, les couleurs et les autres éléments qui font l'équilibre de la construction. En apparence pourtant, Fin d'automne est une comédie avec une histoire palpable, mise en abyme par une musique à la fois légère et romantique, jamais dramatique jusque dans les dernières secondes, qui souligne l'indolence d'une vie suffisamment millimétrée pour tenir dans des petits carrés.
On dit volontiers que les quadrilatères de Mondrian reflètent l'éducation rigide que le peintre a reçue dans son enfance. Quoi qu'il en soit, les contraintes de la société japonaise n'ont rien à envier au rigorisme du père instituteur et pasteur calviniste du peintre hollandais. Chez Ozu comme chez Mondrian, les émotions, à force d'être réprimées, ressurgissent sous forme de lignes et de taches de couleur. Il suffit de se rappeler ce témoignage de l'actrice Mariko Okada (l'interprète de Yukiko Sadaki). Elle raconte qu'Ozu voulait montrer Setsuko Hara (Akiko Miwa, la mère) filmée de dos. Il avait fallu reprendre la scène pendant toute une après-midi parce que, disait-il, le dos de Setsuko Hara n'était pas assez triste. Ce fossé entre la réalité vécue par les personnages et la réalité filmée par Ozu impose de réfléchir sur ce qui relie ces deux mondes. Quelle est notre vie ? Quelle est notre destin ? Dans quoi et comment évoluons-nous ?
L'univers d'Ozu est aussi microcosmique que les tableaux de Mondrian, au point de pouvoir tenir quasiment dans six décors. Il y a d'abord des washitsus (séjours), filmés toujours du même point, en face du genkan (le petit vestibule où l'on enlève ses chaussures en entrant). Il y a ensuite les bureaux, identiques même d'un film à l'autre. Il y les couloirs, souvent vides, à l'intérieur des logements et dans les immeubles. Enfin et surtout, il y a les lieux publics, en général les bars où les hommes boivent entre eux afin de retarder l'heure du retour dans un foyer jamais heureux, et la galerie marchande dans laquelle le bar a son enseigne.
Ozu filme tout cela en plans fixes avec un trépied très bas et un objectif 50 mm. De ce dépouillement formel et technique extrême naît une œuvre qui se concentre sur ce dont l'existence des gens est faite, essentiellement les rapports entre générations. Avec ce seul matériau, Ozu fait de Fin d'automne une comédie subtile sur notre désemparement face à l'inexorable progression du temps.