Souvent, le film parfait est intimidant : c’est un monument qui nous écrase de sa grandeur, un sommet dont on entreprend l’ascension avec l’appréhension du cinéphile qui se demande s’il sera à la hauteur, ou si le panorama promis aura effectivement la superbe qu’on lui a toujours promis.
Fenêtre sur cour est doté de cette rarissime qualité supplémentaire qui le dote d’une perfection à portée de main. Nulle prétention dans ce récit, qui, comme toujours chez Hitchcock, n’oublie jamais qui il est (un entertainer) et ce pour quoi on le paie. Le gros bonhomme ne jubile jamais autant que lorsqu’il fait la promo de ses films, et son caméo en horloger dans l’appartement du compositeur en dit long sur sa position de maestro : il est au service du cadre, de ce décor fantastique entièrement construit au profit de sa délicieuse intrigue.


Son regard panoptique sur la cour est donc, avant même que le mécanisme policier ne se mette en place, le premier plaisir auquel il nous convie. Il a le succès, il a les moyens, il a la liberté : des stars, les collaborateurs de son choix, le final cut, et sa caméra va pouvoir tranquillement se promener sur son nouveau jouet, le décor à l’époque le plus cher de l’histoire, pour un parcours qui accumule des fenêtres en autant d’écrans sur des intimités, promesses de récits multiples qui font la nique à la lucarne qui commence à sérieusement ébranler l’usine à rêve, à savoir la télévision. On retrouve ici cette approche du réel qu’on a déjà vu chez Lesage, (dans le Diable boiteux en 1707, le personnage soulève le toit de chaque maison pour voir ce qui s’y passe), et que Perec reprendra en 1978 avec la fameuse façade du bâtiment de La Vie, mode d’emploi, réservoir combinatoire à histoires. A ce mouvement vers l’extérieur répond, méthodique, un autre parcours sur l’appartement qui dispose tout le programme à venir : les photos (où l’on voit une femme en danger), le flash (qui sauvera), et la mode (le personnage de Lisa). Aucun doute, le grand horloger est bien aux manœuvres.


Stewart en position d’impuissant (bientôt relayé malicieusement par un appendice on ne peut plus explicite, son téléobjectif savamment posé sur son entrejambe…) est l’observateur qui va très vite le grain de sable dans la routine. Des mouvements suspects qui excitent d’autant plus le spectateur, jouissant de cette posture de surplomb qui lui donne des illusions de certains privilèges.
Car l’enquête devra surtout composer avec les angles morts et les ellipses : Jeffries compose un puzzle dont les pièces manquantes sont essentielles. La malice d’Hitchcock ira jusqu’à donner accès à une scène majeure durant le sommeil de l’observateur, durant laquelle le voisin est aperçu quittant l’appartement avec son épouse : petit moment fébrile qui donne l’illusion au spectateur d’accéder à la véritable omniscience, celle du réalisateur, qui prend un malin plaisir à le fourvoyer dans une fausse piste. La direction de spectateur n’aura jamais été subtile et efficace.


Au-delà de l’enquête traditionnelle qui permet de jongler habilement entre le non vu et le dit (les dissertations sur la manière de découper un corps par Stella valent leur pesant d’or), Hitchcock livre aussi, bien évidemment, une superbe partition autoréférentielle, qui ne trompa par les Cahiers dès la sortie du film, et fait depuis le bonheur des exégètes et de tous les étudiants de cinéma. Jeffries est le double du cinéaste, puisqu’il crée un film, en choisissant ses cadrages (œil, jumelles, téléobjectif), opère un montage et ébauche un récit. Il représente au même moment le spectateur en position de voyeur, qui doit interpréter les fragments qu’on lui donne pour créer du sens par des hypothèses. Chaque scène est une leçon de cinéma, convoquant à la fois le temps du muet (les saynètes sur le quotidien des voisins, qui font souvent penser au cinéma de Tati) et les théories sur le montage (Hitchcock explique bien dans ses entretiens avec Truffaut qu’il expérimente ici l’effet Kulechov, et la manière dont nous jugeons les sourires de Jeffries en fonction de ce qu’il vient de contempler : de la bienveillance attendrie face au chien dans son panier, ou de la perversion libidineuse).


Mais il est un élément essentiel qu’il ne faut pas négliger, et qui fut ajouté par Hitchcock lui-même à la nouvelle que le scénariste adapta : la romance. Au charme de l’enquête s’ajoute celui d’un duel amoureux particulièrement savoureux, où l’icône Grace Kelly devient la nouvelle horlogère. Le tabou du voyeurisme se fonde sur deux interdits : eros et thanatos. Si le second concerne l’extérieur observé par Jeffries, la situation à l’intérieur va devoir composer avec le premier. Car l’infirme voit roder autour de lui une candidate au mariage qui pourrait bien l’immobiliser à vie, lui qui souhaite arpenter le globe pour y glaner les images les plus sensationnelles…Dans les joutes raffinées qui l’opposent à l’assaillante, on peut cependant légitimement se demander comment un être censé pourrait trouver de quoi résister à la sublime femme qui s’offre à lui. La peur paralyse sentimentalement Jeffries, voyeur d’autant plus aveugle qu’il voit sur la façade d’en face les ravages du couple à tous ses âges, de l’euphorie assez rapidement essoufflée des jeunes mariés à la mésentente pouvant aller jusqu’au meurtre, dans ce fameux appartement en miroir inversé où la femme alitée martyrise l’homme excédé.


Et Grace de jouer le jeu d’un homme qui la voudrait aventurière, et combinera robe à 1000 $ à de la haute voltige au-dessus des grilles ou sur les échelles de secours. Splendide leçon que celle donnée à l’homme qui pourra devenir le sien lorsqu’elle aura passé l’alliance de la défunte dans l’objectif de ses jumelles. Du screwball de l’âge d’or à la leçon esthétique d’une modernité imparable, le couple traverse tout le spectre discursif du cinéma. Alors que Grace Kelly était déjà une icone pour Hitchcock et le spectateur, Lisa ne le deviendra pour Jeffries qu’à partir du moment où elle pénétrera l’écran d’en face, cette projection de ses fantasmes. Un récompense qui devra se payer d’un équilibre dangereux : puisqu’Eros est allé à l’extérieur, Thanatos aura le droit de pénétrer dans l’appartement, au prix d’un dénouement machiavélique et jubilatoire entamé avec le plus frappant regard caméra de l’histoire du cinéma, où le protagoniste et le spectateur sont saisis d’un effroi commun.


Et le voyeurisme, dans tout ça ? Sous le regard du maître du suspense, il s’en sort évidemment avec les honneurs. Actif et pour la justice, il aura contribuer à confondre le meurtrier et faisant tomber le masque. Mais, plus subtilement, il aura aussi permis cette multitude de petits instants de vérités sur une communauté, de Miss Lonely Heart à Miss Torso, en passant par le couple au chien. Lors de l’assassinat de ce dernier, sa maîtresse crie à la cour son indignation face à l’indifférence anonyme du voisinage. Hitchcock aura relevé le pari d’y introduire ses malicieuses perversions, mais sans oublier un regard profondément empathique à la rencontre de son prochain.


Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :


https://youtu.be/FRmh8iie6rs

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