Gustav, Oskar, Carl et les autres ...

Ou un clin d’œil, assez gratuit, au cinéma mettant à l’honneur les groupes humains. En réalité, Gustav, Oskar et Carl, les trois frères, n’occupent pas vraiment le centre du récit, très largement choral, même si leurs partitions se révèlent à la fois complémentaires et plus qu’intéressantes. Les hommes en fait ne jouent pas les premiers rôles dans le film – à l'exception sans doute du terrible évêque, à propos duquel Bergman confiait qu’il était celui dans lequel il avait mis le plus de lui-même …


Mais en fait tous les personnages, toutes les lignes, convergent vers une femme (comme souvent chez Bergman), le personnage de la grand-mère, toujours présente, fiable, en empathie – garante, par delà les crises et les disparitions, de l’unité du groupe, de son ciment. Les lignes convergent également, plus encore peut-être, vers Alexandre, l’enfant (et c'est la première fois que Bergman confie un rôle de cette importance à un enfant) – ce qui, dès le départ, à travers ce fil tendu entre la grand-mère et l’enfant, entre les générations, avec entre eux, passant et revenant, tous les autres membres du groupe, tend à suggérer que le récit sera tourné vers la réconciliation, le bilan (presque) serein.


Mais cette critique ne s’ouvre pas pour autant sur des personnages presque secondaires car ils nous offrent déjà l’occasion immédiate d’un constat important :


• si Bergman préférait la version longue de Fanny et Alexandre (version de cinq heures que je ne possède pas), c’est peut-être précisément parce qu’elle lui permettait d’approfondir l’observation de tous ses personnages, d’éviter les ruptures brutales, les sautes de construction, voire même le sacrifice de certains – en particulier Carl, à l’entrée si magistrale en trois séquences inoubliables, personnage avec lequel Bergman ose même … l’allumage d’un pet ! La contrainte du format réduit (à trois heures tout de même) explique sans doute ces difficultés de liaison – et ce sera le seul (très petit) bémol de cette critique, l’ensemble étant par ailleurs en tous points magistral ;
• plus important – cette présence de la légèreté, de l’humour (très gras à l'occasion mais sans aucune vulgarité, même dans la scène précédemment évoquée avec Carl) à côté des interrogations et des réflexions les plus sérieuses et les plus tragiques, est en réalité très caractéristique de la manière de Bergman. Ainsi, dans une de ses œuvres les plus célèbres, le Septième sceau, l’humour, jusqu’au burlesque tutoyait sans hiatus les développements métaphysiques les plus intenses. Dans Fanny et Alexandre, à travers notamment les frasques sexuelles de Gustav, Bergman touche aussi à la légèreté, à la finesse des Sourires d’une nuit d’été. Ce mélange des tonalités, si original, contribue sans doute beaucoup à la qualité des récits.



(Fin du prologue – la critique peut commencer)



.


Et c’est encore plus complexe – de la légèreté déjà évoquée, sur fond de complicité familiale et de sexe libéré et débridé aux questions les plus lourdes, la mort, le couple, la relation avec le père, la religion, Dieu ... le récit, à travers le regard de l’enfant, prend aussi, et sous des formes multiples, discrètes au début, puis envahissantes, la voie du fantastique : rêves, visions (les statues qui bougent), images de lanterne magique, marionnettes qui prennent vie, miracles même (au moment de l’évasion des enfants), communication avec les morts, fantômes (ainsi du retour récurrent du père mort, Fanny et Alexandre est aussi une transposition très-très libre de Hamlet), envoûtements, sortilèges presque vaudous. Le fantastique culmine avec l’irruption assez terrifiante et nocturne de … Dieu en personne, magistralement mise en scène. La mise à mort à distance et en montage alterné de l'évêque vaut aussi le détour. Et le fantastique finit par s’installer définitivement au sein du réel, jusqu’à la scène (presque) finale, très brève, essentielle, de la réapparition brutale de l’évêque mort.


Tout dans la réalisation vient magnifier la force du propos :
• l’interprétation, globalement excellente, avec une mention particulière pour Gunn Wallgren, plus que charismatique dans le rôle de l'aïeule, grande actrice de théâtre, prête à la fin et dans la fiction du film à recommencer à jouer au théâtre (qui joue un rôle essentiel dans Fanny et Alexandre), alors même qu’elle devait mourir peu après la fin du film (Bergman, et le destin ...) ; on pourra même jouer à observer les passages, parfois très discrets des comédiens éternels de Bergman, Erland Josephson, dans un rôle clé, Harriet Andersson (méconnaissable, presque horrible), Gunnar Bjornstrand (que je n’ai pas réussi à distinguer) ou à guetter les passages subliminaux de Lena Olin, Peter Stormare (de l’ordre de la seconde) ou de Marie-Hélène Breillat,
• la magnificence des décors et des costumes, non seulement pour leurs qualités esthétiques mais parce qu’ils définissent, à travers l’opposition entre les deux résidences et leurs hôtes, toute la structure du film,
• la puissance de la bande son,
• et surtout peut-être l’énorme travail de Sven Nykvist dans le traitement de la couleur – l’opposition entre la puissance des rouges, toujours valorisés dans le choc avec les autres tonalités dans la somptueuse demeure familiale et le blanc qui l’emporte dans toute la seconde partie, dans la résidence très austère de l’évêque. Mais ce blanc-là s’offre à la nuance : il y a différentes qualités de blanc, toujours selon les lieux, – un blanc crémeux, cassé, grisâtre, celui des murs de la maison prison, contrastant avec le noir dominant dans les vêtements et le blanc solaire des robes dans le printemps naissant ou le blanc lumineux, électrique, qui explose lorsque la scène tourne au fantastique (ainsi pour la scène de l’évasion).


Fanny et Alexandre, posé par Bergman comme son film ultime (cela dit, il réalisera encore une douzaine de téléfilms) est sans doute une œuvre testamentaire, mais plus encore de réconciliation. Les interrogations sont les mêmes que dans le Septième sceau. Et la réponse (ou l’absence de réponse, ce qui ici revient au même), très paradoxalement, est la même – mais autrefois suggérée et aujourd’hui affirmée, autrefois pessimiste et aujourd’hui très sereine. Aux grandes questions métaphysiques, Dieu, la connaissance, il n’ya pas de réponses, encore moins celles apportées par la religion officielle, celles relayées par l’évêque et son sadisme très méthodique. Il subsiste des mystères, des images, non rationnelles pour ceux qui savent regarder, mais qui n’ont décidément rien avec voir avec les religions révélées. Mais l’ultime vision, celle du retour, certes très bref, de l’évêque provoquant la chute de l’enfant, est aussi là pour rappeler à l’enfant (et à Bergman à l’hiver de sa vie) que toutes ces révélations, ces pressions intégristes, ingurgitées de force, traumatisantes, toujours présentes, ne seront jamais tout à fait liquidées – et ces démons, mais par instants seulement, devront cohabiter avec la légèreté de la vie, celle des robes blanches flottant sur l’île de Faro et celle des jeux érotiques libérés.


Entre ces mondes totalement opposés, terribles et joyeux, il y a un espace intermédiaire et préservé – celui qui apparaît régulièrement dans l’œuvre de Bergman, le monde des artistes, des forains, des comédiens (le théâtre, omniprésent dans Fanny et Alexandre) : ces derniers ont une autre vision du monde – poétique, légère, lumineuse. à l’opposé de toute lourdeur angoissée ; leur monde est précisément préservé des pesanteurs les plus terribles – à la fois plus accessible et plus lointain, ouvert, dégagé, fait de musique, de danse, et de visions poétiques ..


Et Bergman / Alexandre (mais sans doute un peu Fanny aussi, pour la touche indispensable de maturité et même de rationnalité) s’inscrit évidemment dans ce courant-là – désormais apaisé.


Et la citation ultime,évidemment confiée à la grand-mère, à la fois sérieuse et ironique, provocatrice, naïve et profonde, empruntée à Strindberg, ne dit pas autre chose :



« Tout est possible. Le temps et l’espace n’existent pas.
Sur une mince couche de réalité,
l’imagination ne cesse de tisser et dénouer ses motifs. »


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le 6 août 2015

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