Un jour son ami Kjell Grede demanda à Ingmar Bergman pourquoi, lui qui trouvait la vie si merveilleusement riche et divertissante, pourquoi donc il faisait des films si sérieux, si noirs, si déprimants. Pourquoi ne réalisait-il pas des films montrant à quel point il aimait l’existence ? Voilà : Fanny et Alexandre est la réponse apportée par le maître suédois, comme si après tant d’années de rétention il libérait sa joie, son bonheur, sa gratitude face à son passage sur terre. Son feel-good movie ? Appellation bien trop restrictive, et pour tout dire assez mensongère à juger des moments de dureté, de douleur, de terreur aussi, qui parcourent cette chronique d’apprentissage immense comme un fleuve majestueux. Mais il ne s'y épanche pas de sang, il n'y figure aucune mutilation, et les hurlements de deuil d’Émilie Ekhdal n’y dépassent pas ceux que peut entendre qui sait lire un roman classique, disons de tradition balzacienne. Pas de sexe déchiré, de gorge tranchée, de cadavres flottant sur une mer métaphysique. Bergman se donne enfin l’autorisation à lui-même d’exalter la vie, de s’arracher aux mauvaises lunes, à la lande du cœur et à l’aridité de l’âme, et plus encore de le faire savoir pour ainsi dire à visage découvert. Mais lorsqu’un des pères nourriciers du cinéma annonce qu’il vient de réaliser son dernier long-métrage, la presse, flashée à vif dans une routine pré-nécrologique assurément prématurée, ne peut que recourir avec empressement aux habituels rites de passage. Tous les mots d’épargne cérébrale ont été prononcés : chef-d’œuvre, testament, jubilé, autobiographie, avec la sûreté d’un réflexe conditionné. À sa sortie française, Fanny et Alexandre a stupéfié la classe critique au point de la laisser inerte et formulaire, comme aux grandes périodes de vertige intellectuel causé par les carrefours problématiques (Marienbad, L’Avventura, ères prolixes, on le sait, en verdicts indélébiles. Il y a de quoi : on en sort ébloui, bouleversé, chaviré par l’ampleur et la fécondité de l’aveu.


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Une ville de Suède, en 1907. Au sein d’une vaste et truculente famille bourgeoise dominée par une tendre matriarche, le film évoque l’entrée dans le monde d’un frère et d’une sœur, Fanny et Alexandre, lui jeune adolescent, elle encore enfant. Ils vivent dans une sorte de bulle chatoyante, parmi les meubles confortables et les bibelots foisonnants d’une demeure grande comme un château, où d’emblée s’installe l’heureuse atmosphère de la nuit de la nativité. Des tabliers blancs sur des jupes noires, des regards de connivence, une chaleur féminine enveloppent leur vie protégée. Au théâtre, dirigé par Oscar, le comédien faible et doux, le père de Fanny et Alexandre, on joue un mystère de Noël. La vénérable grand-mère, Helena, altière, gaie, pleine d’humour, l’œil toujours pétillant, se penche à la fenêtre pour voir glisser sur la neige, dans les tintements des grelots, les traîneaux et les coches. "C’est ma famille…" murmure-t-elle. Comme tous les ans le réveillon aura lieu, plein de rires, d’offrandes et d’étreintes. Et comme tous les ans l’oncle hédoniste Gustav Adolf, si bon avec son épouse mais incapable de résister à un joli minois, lâchera des brassées de joie de vivre sur l’assemblée avant trousser la riante et plantureuse servante (au matin, sur le lit effondré, on déjeunera aux huîtres et au champagne). Et comme tous les ans son frère Carl, qui noie dans l’alcool son mal-être existentiel et reporte sa rancœur sur sa femme, amusera ses neveux et nièces en pétant dans l’escalier. Et comme tous les ans la grande tablée réunira maîtres et domestiques dans une même allégresse sensuelle, un même tourbillon d’euphorie. Et comme tous les ans Helena s’assiéra à côté d’Isak Jacobi, son amant, un antiquaire juif dont la robe noire, lourde de brocards, semble empanachée de rêves sombres et dorés. Et comme tous les ans les chambres se rempliront de nuées d’enfants chahuteurs, qui s’endormiront sourire aux lèvres après leur bataille de polochons. Alexandre n’aura pas manqué d’effrayer Fanny en lui offrant une séance de lanterne magique. Ce jeu n’empêche pas l’effusion nostalgique. La farandole tourne discrètement à la danse des morts quand les plus fatigués s’arrêtent pour reprendre souffle. À l’image se reconnaît la touche des maîtres flamands, depuis la morne candeur des paysages d’hiver jusqu’à l’éclatante majesté qui pare la demeure Ekdhal, féérique empire des lumières, où le lustre des cuivres et des candélabres s’allie au raffinement des costumes pourpres.


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Ce fourmillement romanesque est synchrone avec le regard du jeune héros, qui semble vivre au sein d’un théâtre de marionnettes. Il arpente ce domaine avec l’intrépidité d’un preux illuminé, en compagnie de Fanny, son double solidaire et silencieux, aussi solide sur ses jambes, aussi ronde, blonde et claire qu’il est encombré de son corps gracile. Tout ici est alcôve, draperies, fausses perspectives, linteaux et fond de scène, le cadre et la profondeur de champ faisant un appel constant au tréteau, au rideau, à la coulisse. Lors de la toute première scène, Alexandre s’endort. Une statue d’albâtre se tourne, se penche et lui fait signe, complice. L’enfant verra cette capacité d’animation se développer jusqu’au pouvoir surnaturel de la magie dans la saisissante séquence de la boutique de Jacobi (évocation de la Kabbale). Il est précocement poète, artiste, et le contenu de la fable réside à la fois dans le conflit inépuisable contre toute prétention de pureté, dans l’affirmation de l’imperfection comme souci électif de l’humanité, et dans la lutte mortelle entre la vocation au rêve, la merveilleuse force de mensonge, et le principe de réalité représenté par l’abominable usurpateur, l’évêque luthérien Edvard Vergerus — disons-le tout net, l’un des plus ignobles "méchants" que le cinéma ait jamais offert. Car entre-temps, le père d’Alexandre est mort sur scène alors qu’il répétait le rôle du spectre dans Hamlet. Et sa mère, la ravissante Émilie aux yeux si bleus, à la beauté si cristalline, s’est prise de passion pour l’évêque. Alexandre déteste d’emblée cet homme impassible et inquiétant, ce tourmenteur fanatique qui parle sans cesse d’amour avec un cœur plein d’acrimonie et s’acharne à briser sa résistance par la férule, l’huile de ricin ou le cabinet noir. Il tombe sous son emprise comme David Copperfield chez Dickens. L’hallucination guette les reclus qui subissent une régression médiévale et dont les mains rougissent comme par une sorte de lèpre. Le lugubre palais épiscopal suinte le puritanisme, l’austérité et la pénitence, climat figuré par la servilité dépravée des domestiques, qui s’épanouit dans la délation, ou par le plan d’Émilie lourdement enceinte, assise sur le bord du lit conjugal dans une symphonie de gris glacés à la Rembrandt. Enfermé derrière ces murs carcéraux, le garçon engage une lutte impitoyable contre son beau-père. Mais il n’éprouve que de la haine, aucune culpabilité. Et tout l’effort de Vergerus est précisément de lui inculquer ce sens du péché qui lui est étranger.


Commence alors le troisième temps du film. Vergerus, désormais haï par la mère, le fils et la fille, est réduit à utiliser la lettre de la loi et la contrainte par corps. D’où l’intervention d’Isak Jacobi, qui surgit comme un libérateur sur son trône de roi oriental, enlève les enfants, littéralement par miracle, et introduit Alexandre au sein d’une dimension nouvelle, une caverne en forme de labyrinthe où l’espace et le temps, le fantastique et le réel, la vie et la mort n’ont plus de frontières assignables. Il y rencontre Ismaël, schizo, hermaphrodite et télépathe, ange du bizarre rappelant qu’il existe en ce monde bien des choses inexpliquées. Lors d’un rituel de possession, il révèle et propulse les pensées intimes d’Alexandre, les focalise vers celui qui s’est efforcé de les dompter et que soudain et elles détruisent par le feu. La maison de Jacobi fait passer de l’autre côté de la tapisserie : ce bazar laïque où s’accumulent les cuivres, les soieries, les pierreries vraies ou fausses, où brillent les mille éclats des trésors, des vieux livres, des masques exotiques, des sortilèges, c’est le règne du Golem cinématographique, l’envers chaotique des apparences, qui renvoie à un humanisme à la fois désordonné et fou de curiosité. Bergman demande aux Jacobi cette culture confuse, incertaine, fantasmée dans ses ors et ses cristaux, cette ouverture vers des questions auxquelles le temps permettra peut-être un jour de répondre. Il y a si longtemps que la momie respire… C’est là que, dans la destruction de ce qui l’opprime, Alexandre devient créateur et passe par la première étape de la connaissance : le refus d’un Dieu pervers qui se moquerait du malheur de ses créatures. Celui-ci n’est alors plus qu’un pantin, animé de soubresauts frénétiques puis abandonné à son sort d’idole brisée. En fait, l’adolescent l’avait déjà tué par la litanie obscène marmonnée pendant les funérailles de son père. Bergman, comme la famille Ekhdal, ne croit plus à ce Dieu-là. Mais il croit en la vie, la vie acceptée, la vie aimée.


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Vergerus et Jacobi, les deux pôles antagonistes du monde extérieur, plongent leurs racines très loin dans l’œuvre du cinéaste-thaumaturge, qui pose sur eux un regard chargé d’un manichéisme fasciné. Le premier est une figure du Père, bien sûr. C’est le mauvais père. Le bon, le vrai père, est acteur, il fait partie de l’univers chimérique où l’enfant peut manipuler les êtres à sa guise, il appartient au milieu résolument joyeux de l’appartement d’Helena, au sein duquel il fomente secrètement ses mensonges et ses rêves. Si Bergman traite cette histoire comme une traversée du théâtre œdipien, conforme en cela à la tragédie de Shakespeare, il faut noter que le fantôme bienveillant d’Oscar, au contraire du père d’Hamlet, ne réclame nulle vengeance et n’impose aucun commandement. L’auteur renoue ici avec une veine romantique ancienne, cette partie de sa filmographie qui court de La Nuit des Forains aux Communiants. Mais l’éclairage est complètement inversé. Ce n’est plus la haine de soi et du semblable (du conjoint particulièrement) qui forme le thème principal et donne sa couleur d’ensemble à la fiction. Bergman avait habitué au noir. À une apparition près, c’est dans le rose et le blanc que s’achève Fanny et Alexandre. La couleur noire, isolée en l’espèce de Vergerus comme celle de la paranoïa protestante et nordique (il présente tous les traits de la mentalité nazie, avant la lettre, et ce n’est pas un hasard bien sûr s’il est joué et détruit par une famille juive), est vaincue. Le film entier peut dès lors s’interpréter comme l’affirmation que, du conflit contre le surmoi religieux, l’artiste sort victorieux. Déchaînées dans le réel, les puissances miraculeuses de l’illusion triomphent de la haine de la vie, de la passion mortelle et pétrifiante de la culpabilité. Contre le froid, la macération, l’autorité punitive, l’angoisse ontologique, l’auteur choisit le mouvement, la profusion, et dans le même temps l’existence assumée d’un mystère, d’une communication avec l’au-delà qui ne le trouble plus.


Œuvre picaresque, vertigineuse, erratique, sans complaisance et profondément vitale dans sa volonté de recensement essentialiste, Fanny et Alexandre constitue une vaste récapitulation des thèmes et des obsessions de l’artiste. Tenant le merveilleux d’une main et les maléfices de l’autre, Bergman ouvre et ferme le grand spectacle de la comédie humaine. Alexandre parcourt un temps différentiel où les heures sont toutefois scandées par d’ancestrales horloges et les années par la suite des saisons. Plus il traverse le blanc, le rouge et le noir, et plus le réel cède du terrain à l’imaginaire, plus les âges se confondent. Si les membres du clan Ekhdal séduisent profondément malgré leurs frasques, leurs erreurs, voire leurs turpitudes, c’est parce qu’ils ont le cœur chaud. Ils ont décidé que la vie est un conte et que la vérité se situe dans la succession des rôles. C’est pourquoi, pour retrouver son bonheur, Émilie reviendra au théâtre, y entraînant à nouveau Helena. Celle-ci, la tête d’Alexandre posée sur ses genoux, commencera à lire un texte de Strindberg exaltant le libre cours de l’imagination de l’auteur et les éternels recommencements des histoires d’hier et de toujours. Fanny et Alexandre est un film sur la famille en tant que spectacle, avec entrées, sorties et psychodrames cycliques. Tout s’y passe comme dans l’une de ces dynasties tentaculaires où le partage se fait tout seul entre grands rôles, seconds couteaux et silhouettes. C’est un film sur la mort comme baisser de rideau et la jeunesse comme répétition générale, sur le choix définitif de la famille scénique comme terre d’élection. Après avoir frayé sur les eaux conjuguées du classicisme et de la modernité, révélé par un fabuleux processus de décantation toute une mosaïque d’intrigues, d’enjeux, de personnages, fait partager les fascinations, les peurs, les découvertes, les haines et les amours de son jeune héros, glorifié avec une insatiable générosité les forces multiples de la vie contre les puissances du ressentiment, Bergman peut tirer sa révérence. Sa dernière œuvre pour le cinéma aura emporté avec elle toutes les passions, toutes les tristesses et tous les bonheurs d’un monde disparu, celui qu’il aura si lyriquement célébré en faisant revivre les greniers de l’enfance.


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Pour finir, je conseille à tous cette magnifique critique.

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le 4 sept. 2022

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Thaddeus

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