F.I.S.T.
6.6
F.I.S.T.

Film de Norman Jewison (1978)

Dans la filmographie de Sylvester Stallone, F.I.S.T. s’intercale entre Rocky et La Taverne de l’enfer. Cela pourrait paraître anecdotique, mais il s’agit pourtant d’une donnée essentielle à qui entend pleinement appréhender le film de Norman Jewison. Comme l’explique avec érudition David Da Silva dans l’ouvrage Sylvester Stallone, héros de la classe ouvrière, paru aux éditions LettMotif, Sylvester Stallone s’inscrit dans ces trois films en working class hero. La continuité entre les personnages de Rocky et de Johnny Kovak a d’ailleurs été renforcée par les modifications que le comédien-star a appliquées au scénario d’un Joe Eszterhas aussi mortifié qu’impuissant. Comme le boxeur avant lui, le syndicaliste du film de Norman Jewison a expérimenté la précarité, épousé une forme d’empowerment et gravi les échelons. F.I.S.T. donne d’ailleurs lieu à un double sens sous forme de résonance : le poing par lequel Rocky s’imposait sur le ring est devenu l’emblème d’une fédération syndicale qui donne son titre au long métrage… De continuité, il sera évidemment également question à l’endroit du cinéaste Norman Jewison, qui continue d’explorer les meurtrissures d’une Amérique désormais mise à nu par le Nouvel Hollywood : ce qu’il dénonçait au sujet du racisme ou de la société du spectacle (Dans la chaleur de la nuit, Rollerball), il l’étend désormais aux collusions entre un capitalisme aliénant et des autorités publiques en cheville.


Le cadre industriel immortalisé dans les premiers instants de F.I.S.T. est appelé à phagocyter tout le film. Johnny Kovak est un manutentionnaire sensible à la cause des travailleurs et indigné par le sort qui leur est trop souvent réservé. Quand l’un d’entre eux, chargé comme une mule, se voit signifier après un malencontreux incident que « les casseurs sont les payeurs », il décide de répondre aux brimades et aux conditions de travail dégradantes par la rébellion. Qu’importe s’il est mis à l’index par son employeur, il rebondira bientôt en tant qu’organisateur syndical pour le compte d’une (encore balbutiante) Fédération des Camionneurs. Heures supplémentaires impayées, accidents de travail non couverts, précarité multidimensionnelle : nombreux sont les combats à mener pour ce héros issu des classes populaires et inspiré par Jimmy Hoffa. En butte aux attaques de milices à la solde des transporteurs, incapable de répondre efficacement à l’alliance entre le pouvoir politique et économique, Johnny Kovak n’a d’autre choix que s’associer à la pègre pour améliorer le sort des travailleurs qu’il représente. Ce sont donc les puissants, tenants de l’ordre ancien, contre des contestataires issus des mêmes milieux immigrés et populaires. Si Sylvester Stallone a veillé à ne pas affliger son personnage d’une noirceur exacerbée, son ambivalence transparaît toutefois clairement à travers une double allégeance difficilement tenable : si la mafia est utile face aux entrepreneurs pour sa force de persuasion, elle entame en proportion l’intégrité et les comptes de la Fédération des Camionneurs… Dans une veine très réaliste renforcée par les éclairages de László Kovács, Norman Jewison opère alors un glissement progressif des cris de colère vers les actions de grève avant de dévier vers les entorses à la loi, les actes de violence mutuelle et, enfin, une audition sénatoriale éclairant d’une lumière profuse la dualité du leader syndical interprété par Stallone.


F.I.S.T. est probablement plus mémorable pour sa radiographie du monde ouvrier qu’en élément constitutif des carrières de Norman Jewison et Sylvester Stallone. La détresse des cols bleus, les allusions aux « mains d’ouvriers » ou à la simplicité des travailleurs immigrés, les moments de détente ou de dépit dans les bars, l’image du « fumier de patron qui se prélasse au soleil », la méfiance envers un syndicalisme « hors sol » (on reproche par exemple à Johnny Kovak de n’avoir jamais conduit un camion) participent tous d’une caractérisation de ces travailleurs précarisés peinant à faire entendre leur voix. Norman Jewison filme aussi les fêlures apparaissant dans l’amitié ancienne entre Johnny et son bras droit Abe, ainsi qu’une forme de nostalgie. Tandis que Kovak est devenu un dirigeant syndical respecté capable de négocier au forceps « de si merveilleux contrats de travail », il assène à son acolyte, avec lequel les tensions sont désormais légion : « On n’aurait jamais dû quitter nos vieux quartiers… » En sus des séquences d’actions syndicales, souvent éruptives, on retiendra du long métrage les pourparlers avec M. Monahan, la romance avec Anna ou encore la scène de la Commission sénatoriale. Johnny Kovak, lui, ne cessera de naviguer en eaux troubles : s’il fait exploser le nombre d’adhésions au syndicat, s’il attise la curiosité du Washington Post, s’il prend place dans des bureaux luxueux après avoir manipulé durant la majeure partie de sa vie des caisses poisseuses, il doit se résoudre à sacrifier l’éthique de conviction au profit de l’éthique de responsabilité, pour reprendre des notions wébériennes. La fin justifie les moyens, et c’est en se conformant à cet adage pragmatique qu’il va se livrer à des prêts douteux et des pratiques mafieuses.


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Cultural_Mind
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le 3 janv. 2022

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