A l'heure du Marvel Cinematic Universe, symbole d'un Hollywood parasité par sa logique de suite, chaque nouvelle sortie américaine est bonne pour parler d'anti-Marvel Cinematic Universe, et pour ainsi raviver la flamme de l'espoir du retour d'un divertissement spielbergien voire fordien. C'est que, le principe de licence ayant tellement parasité l'industrie, la simple idée d'un film américain comme œuvre individuel devient comme une anomalie. Pourtant, cette simplification conduit alors à une naïveté assez problématique. Il ne s'agit pas ici de dire que le cinéma américain est maudit, mais bien au contraire justement de rappeler que la médiocrité n'a pas attendu sa reproduction en suites pour sévir, et que les suites médiocres d'aujourd'hui étaient les œuvres originales oubliables d'hier. Avengers 4 ne sera pas un mauvais film car il sera une suite. Il sera un mauvais film car il répondra aux mêmes formatages de création que ceux du troisième, du second, et du premier (sauf exception, nous ne sommes pas à l'abri d'une petite révolution sait-on jamais). Everything Everywhere All At Once peut-il alors être applaudi ? Parce qu'il est produit par un studio indépendant réputé, A24, parce qu'il est réalisé par un duo de réalisateurs peu connus, parce qu'il se centre sur des personnages asiatiques et parce qu'il présente une ambition narrative (et non pas visuelle, nous le verrons), on a voulu faire outre-atlantique du film un chef-d’œuvre instantané. En sera-t-il également le cas en France ? L'on saurait prédire l'imprévisible (bien que le box-office semble défavorable, la faute aux relatifs écarts de sorties), mais l'on ne pourrait se réjouir si tel était le cas. Car Everything Everywhere All At Once a en réalité bien plus d'un film Marvel que ce que l'on veut bien croire, et son accoutrement « arty » le rend bien plus sournoisement insidieux.

La dynamique sérielle du film est bien la même que celle du MCU. C'est en effet pour cela qu'on ne peut parler d'ambition visuelle : l'idée du multivers, cette juxtaposition métaphysique d'univers parallèles se métamorphosant selon les différentes décisions entreprises, donne tout au plus lieu à quelques simagrées kitsch et tape-à-l’œil . Pour le reste, le concept est avant-tout narratif, puisqu'il s'agit, en film orgiaque, de réunir le plus de possibilités possibles, possibilités en série que le personnage incorpore en lui, comme des compétences de jeu-vidéo. Rien n'est alors visuel : les quelques scènes qui auraient été propices à des explorations de l'image sont tout de suite ramenées à leur contenu, les dialogues et leur récit ridicule, à l'image de la fameuse scène des cailloux, auquel on applique des dialogues écrits pour pallier à la lenteur soudaine de la scène. Il s'agit avant-tout de ne pas ennuyer les boulimiques narratifs.

On touche alors encore une fois à cette marvelisation qui substitue au pouvoir de l'image le déroulé du narratif, englobant tout média pour le réduire à un simple contenu. L'important n'est plus ce qu'il fait ressentir, mais ce qu'il raconte, là, tout de suite, dans la frise chronologique de cet univers, récit sorti de toute sa beauté mais plongé dans la simplicité de la suite d’événements.

On comprend alors la posture référencée du film, qui est obligée de convoquer des imaginaires de science-fiction antérieurs à lui pour combler son propre néant. Par musique, on rappelle Orange mécanique, dans un univers, on cite directement 2001, l'Odyssée de l'Espace, dans la dynamique globale du film, c'est Matrix qui est placé en mentor. Ces films sont introduits dans un grand mixer, mais n'en ressort alors qu'une seule paternité : le blockbuster super-héroïque moderne, qui aspire les mythologies pour en faire des produits industriels mercantiles.

Dans ce récit de science-fiction, c'est avant-tout l'heroic fantasy idiote et manichéenne qu'on convoque, dans ces combats de kung-fu, c'est avant-tout les CGI laids d'un énième Avengers qui sont rappelés, et de Matrix, il ne reste plus que les corps désarticulés et gélatineux de Reloaded. Enfin, s'il y a bien une ligne directrice à l’œuvre, c'est son humour, idiot, naïf, adolescent mais même pas irrévérencieux, humour réellement « à la Marvel » (ou DC après-tout, pourquoi toujours se focaliser sur l'évidence). Il s'agit continuellement de désamorcer la gravité, par le scatologique (les Daniels seraient-ils bloqués au stade anal ?), ou même de se moquer directement de l’œuvre avant que ne puisse le faire le spectateur. Ainsi, en plein milieu d'une scène à la fonction émotionnelle importante, lance une adolescente « C'est gênant » avec un léger rire nerveux. Inutile de rappeler le sentiment de néant qu'introduit ce climat ambiant.

Car tout cela ne serait finalement très grave s'il s'agissait du troisième Doctor Strange : la médiocrité serait alors non seulement attendue, mais placée dans un régime industriel connu et prévisible. Tous ces défauts, on les a vu dans des blockbuster depuis les années 80 au fond, à un certain degré. L'insidieuse portée d'EEAAO, c'est qu'il symbolise une contamination totale de l'image hollywoodienne par la médiocrité du blockbuster super-héroïque : car il n'est pas une suite, car il se veut philosophique voire existentialiste, car il est précédé du logo A24. Cet environnement, posture, fait que le film se voudrait supérieur à Spider-Man : No Way Home. Pourtant où est la réelle différence ? On a vu que le long-métrage comporte les mêmes facteurs narratifs, et la même pauvreté visuelle.

S'il y a une différence, c'est alors que le film introduit un imaginaire de cinéma indépendant, « artistique » dirait-on, en son cœur, comme pour se camoufler. Wong Kar-Waï dans les scènes urbaines avec des ralentis éclairés par les néons, Terrence Malick dans les souvenirs hachés, dans un format carré bien sûr. Mais qu'il y a-t-il derrière ces postures esthétiques ?

La philosophie du film n'est pas réflexive, elle est semblable à un tweet, à un statut Facebook ou à un mantra ère Tik-Tok, positivisme idiot et sans réel fondement. Le multivers n'est jamais un déchaînement, et le seul moment libérateur est présenté comme une fièvre nihiliste néfaste. Si la conclusion « existentialiste » de l’œuvre peut bien être assimilé au mythe de Sisyphe vu par Camus, elle ne l'est qu'à l'hollywoodienne : il ne s'agit pas de trouver sa quête, son sens intérieur, mais de se soumettre à un amour mièvre et sans profondeur déniché comme deus ex machina. Rien d'existentialiste alors, mais plutôt un essentialisme conservateur et sans aucun raisonnement juste : l'antidote, c'est le rattachement familial. Son monde, sa fille, sa laverie : ces trois instances sont finalement placés au même point.

La résolution du film est alors pareille à son exposition : artificielle, terriblement factice, ridicule. Le film pourrait presque être complètement parodique, il tente tout de même d'appliquer une grandeur typiquement hollywoodienne à son microcosme, à l'image du donut maléfique, au mieux de faire surgir directement le superficiel du grandiose, ou le grandiose du superficiel.

La médiocrité, l'horreur qui est Everything et Everywhere dans le film, c'est bien alors sa bêtise qui in fine contamine le cinéma d'auteur pour le réduire à une figure artsy, une posture artificielle, vidant l'image de son sens. En ce sens, il s'agit bien alors d'un pire film que No Way Home : car ici, la médiocrité ne se vend pas dans un Cinéville, mais se présente sous un cachet Criterion.

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le 3 sept. 2022

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