Il existe des films sur lesquels le temps ne semble pas avoir prise. Ève, réalisé et écrit par Joseph L. Mankiewicz en fait partie. Diverses raisons expliquent ceci : la construction du récit, ponctué par de subtils flashback sur différents protagonistes, la sublime interprétation des deux actrices principales, Bette Davis et Anne Baxter ainsi que la qualité des dialogues.


Ève Harrington est sur le point de se voir décerner la récompense la plus importante dans le monde du théâtre, le prix Sarah-Siddons. Présent à la cérémonie, diverses figures du milieu vont se remémorer l’ascension d'Ève. Tout avait commencé devant un théâtre new-yorkais où Lloyd, auteur de pièces, et sa femme Karen s’apprêtent à retrouver la grande Margo Channing une fois la représentation terminée. Le couple est abordé par une timide femme, Ève. Cette dernière désire de tout son cœur rencontrer Margo. Karen décide de lui présenter son amie. De fil en aiguille, la vedette de théâtre prend sous son aile la fragile Ève qui semble parfaite, pour un temps...


Dans cette satire sociale, les mots ont leur poids. Acerbes, virevoltants, se transformant en terribles joutes ou en lynchages en bonnes et dues formes, chuchotés ou braillés, ces derniers reflètent à merveille la richesse et l’excès du monde du théâtre.


Les femmes tiennent le haut de l'affiche dans Ève. On retrouve à sa tête la candide Anne Baxter qui interprète parfaitement le personnage d'Ève. Mais c'est sans aucun doute le personnage de Margo, qui va crever l'écran. Bette Davis se l’approprie de façon magistrale, nous délectant de ses crises de jalousies ou de colères, de ses forces et ses faiblesses. Du côté des rôles masculins, on appréciera celui de George Sanders, jouant un perfide journaliste critique prénommé DeWitt qui orchestre d'une main de maître l'envol d'Ève.


On prend conscience, avec stupeur, à la fin du film, que le personnage d'Eve nous a été décrit uniquement par les points de vue des autres personnages. Le portrait de l’héroïne pourrait donc être falsifié car dénué d'objectivité. La fin de la cérémonie de remise de prix où le spectateur perçoit le profond abattement d'Ève renforce ce doute. Un doute que semble laisser planer volontairement un Mankiewicz au sommet de son habileté scénaristique. Tout ceci n'est pas sans rappeler la construction du film Les Ensorcelés de Vincente Minnelli où le portrait d'un producteur de cinéma est dressé par une actrice, un réalisateur et un écrivain qui l'ont aimé puis détesté.


Remportant pas moins de 6 Oscars sur 14 nominations, Ève est un grand classique du 7ème art où Mankiewicz partage la construction de son sujet, ou plutôt objet, avec le spectateur qui s'en retrouve ravi.

Vincent-Ruozzi
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le 22 déc. 2017

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