État d'esprit
5.1
État d'esprit

Film de Mike Cahill (2021)

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Bliss est un film de Mike Cahill.

On a dit ça, on a tout dit, on peut passer à autre chose, parce qu'on connaît le truc, à force, c'est réglé comme du M. Night Shyamalan : un pitch extra, mi-sf, mi-fantastique, bourré de potentiel (et par conséquent : de promesses), frileusement traité à hauteur d'hommes, sur la pointe des pieds, comme de peur de l'ébrécher ou de trop s'y plonger, tout ça pour conduire à un dénouement ouvert qui crie entre les lignes "non mais en fait je n'ai jamais su comment la bidouiller, mon histoire", et qui conclut le film à peu près là où il aurait dû commencer. ça n'y coupe pas. C'était déjà le cas avec Another Earth. C'était déjà le cas avec I Origins. Qui n'en restent pas moins des propositions cinématographiques intéressantes, notez, portées par une vraie vision d'auteur au sens noble et un peu prétentieux du terme, ça nous change agréablement du cinéma boum-boum grand public (qui ne manque pas d'attraits non plus, précisons tout de même). Mais on reste sur sa faim, l'écriture de Cahill n'étant clairement pas (encore ?) à la mesure de ses idées. Et puis après ? Une fois qu'on le sait, on en prend son parti et on fait avec. Après tout, mieux vaut toujours ça que le contraire.

En ce sens, Bliss est plus abouti que ses aînés : il sait à peu près où il va et s'il tâtonne toujours, et s'il avance en titubant, s'il reste scolairement à distance de ses émotions, de ses enjeux, de ses protagonistes, en nous faisant miroiter une histoire d'amour qui n'en est pas une dans le cadre d'une fable SF qui n'en est pas une non plus, il ne laisse pas son propos en suspens (quoi que puissent suggérer les apparences). Il a son début, son milieu et sa fin, et le tout forme un ensemble cohérent, traitant de façon délicate (parce que franchement roublarde, mais légitime) d'un sujet qui ne l'est pas moins - et complètement dans l'air du temps.

En dire plus serait spoiler, on est déjà à la limite. Et pourtant oui, j'ai envie d'en dire plus parce que même s'il n'est ni fun, ni charmant, et s'il n'y a effectivement aucune alchimie entre les deux personnages principaux (comme on a pu le lire ailleurs), j'ai une furieuse envie de le défendre, moi, ce petit bout de péloche à la va-comme-je-te-WTF (péloche, absolument, laissez-moi croire qu'on vit encore dans les années 90, merci. A chacun sa réalité, comme dirait l'autre). Parce qu'à mon sens, il ne mérite pas d'être à ce point éreinté par la critique (une moyenne de 5 ? Seriously ?), surtout à une époque où le cinéma (comme tant d'autres moyens d'expression) tend à s'effondrer sous la masse de ses cahiers des charge préformatés et de ses recettes miracles standardisées. Je radote, je sais. Mais c'est pour la bonne cause.

Et puis surtout, j'ai envie de défendre Bliss parce qu'il est bon. Pas extraordinaire. Pas époustouflifiant. Certes. Mais bon. Et c'est déjà pas mal.

Encore faut-il le prendre pour ce qu'il est, ne pas se laisser abuser par ses fausses pistes (roublardes, écrivais-je), rester du bon côté de la réalité. Oui, ça, d'accord. Mais lequel ? Et s'il n'y en avait pas une, ni deux, mais trois, enchâssées l'une dans l'autre ? Rien de nouveau sous le soleil binaire de la réalité truquée : on aime à citer Matrix en exemple, encore et encore et encore (en dépit de sa qualité toute relative, et encore fais-je preuve ici de diplomatie), mais on pensera ici plutôt à l'Avalon de Mamoru Oshii, version Happiness Therapy. Ou bien j'essaie de vous retourner le cerveau et d''entretenir le doute, qui sait ?

Peut-être que Bliss, c'est tout ça à la fois.

Mais sans doute aussi que Bliss, ça n'a absolument rien à voir.

Et c'est précisément là ce qui en fait un film à défendre plutôt qu'à conspuer.

*

De quoi ça parle, Bliss, alors ?

Bliss, c'est l'histoire d'un presque-cinquantenaire à bout de souffle, accro aux anti-douleurs, qui perd sa femme et son boulot presque du jour au lendemain (divorce houleux pour l'un, désinvestissement total pour l'autre), et qui perd pied avec. Psychologiquement, socialement, humainement : la totale. Nervous breakdown carabiné. Le genre à vous envoyer illico en institut spécialisé. Sauf que comme personne n'est à ses côtés pour constater la dégringolade (si ce n'est sa fille, en pointillés), c'est à la rue que le bonhomme finit, sans autre forme de procès - et on sait combien ces choses-là peuvent aller vite, parfois, c'est un mal de l'époque qu'on ne cesse de pointer du doigt. Il fait bientôt la connaissance d'une SDF au cerveau aussi grillé que le sien, manipulatrice malgré elle, convaincue que la réalité n'est pas la réalité et qu'elle peut la commander à sa guise. Au contact l'un de l'autre, leurs deux psychoses vont alimenter un délire conjoint écrit au fur et à mesure, la drogue accentuant leurs problèmes mentaux et les poussant à toujours plus d'excès, de marginalisation. Ils se persuadent qu'ils vivent une histoire d'amour alors qu'ils ne font que se nourrir mutuellement de la folie de l'autre, il n'y a rien de sincère ou de romantique dans leur relation, juste deux individus paumés qui se détruisent "de l'intérieur". Et c'est précisément en cela que le choix du casting est parfait, de même que l'interprétation d'Hayek et de Wilson. On n'y croit pas parce qu'il ne faudrait pas y croire. Ce n'est pas de l'amour. C'est de la névrose. Et pourtant on s'accroche, comme on s'accroche à cette histoire abracadabrante d'autre monde utopique. C'est là que le film devient un petit tour de force, même si en employant des stratagèmes pas tout à fait honnêtes (mais après tout, qu'est-ce que le cinéma lui-même, si ce n'est justement "un stratagème pas tout à fait honnête" ?) : il nous amène à pénétrer dans le délire de ses protagonistes et à vouloir y croire, avec une intensité croissante à mesure que le film s'emballe (tout est relatif). Pourtant nous voyons bien que tout se déroule dans leur tête. Le réalisateur ne cesse de nous en donner des preuves indiscutables. Sauf qu'au lieu de nous raccrocher à celles-ci, on préfère s'attacher aux maigres éléments qui pourraient, peut-être, éventuellement et avec beaucoup d'indulgence, étayer l'hypothèse inverse. De sorte que nous ignorons volontairement (ou quasi) les évidence juste pour pouvoir croire en l'éventualité d'un monde meilleur pour ces deux âmes à la dérive. Exactement comme nous l'aurions fait à leur place si nous nous étions trouvé dans leurs baskets trouées. Mais le fait est que comme eux, nous nous illusionnons, nous nous laissons illusionner. Le film ne racontait rien de tout cela. Le film racontait "simplement" la triste, et pathétique, et dramatique, parce qu'ordinaire, descente aux enfers d'un presque-monsieur tout le monde qui voit toute sa vie s'effondrer et qui devient la proie d'une autre victime des circonstances, laquelle le vampirise pour se sentir à nouveau exister. Jusqu'à ce que la fiction qu'ils s'inventent ensemble aient les conséquences tragiques que l'on sait.

Liehd
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Ces films ne sont pas tout seuls dans leurs têtes...

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le 27 juin 2022

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Liehd

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