Avec Eros + Massacre, Yoshida impose sa marque au fer blanc dans ce qui sera l'un des films les plus sensationnels dans l'histoire du Japon du XXème siècle. Associant d'une façon brillante les époques contemporaines (fin années 60) et post tremblement de terre de Kyoto (années 20), le film suit les pérégrinations mélancoliques, romantiques et folles de deux jeunes se cherchant un passé et une raison d'être au travers d'interviews avec des fantômes ou des images invoquées de survivants. L'approche anachronique savoureuse se double à la mis en scène flamboyante et toujours très impressionnante de l'auteur : il est difficile de ne pas être émerveillé simplement par le prologue et son écriture au cordeau, annonçant avec un sublime regard caméra le rapport que l'histoire a sur nous. "La mère de la mère de ma mère... C'est vous!" dit Mako-san en nous pointant du doigt. Le film est lancé, avec son thème musical inoubliable, surcoupé de percussions traditionnelles inquiétantes. La musique, elle aussi, annonce un film profondément angoissé, endeuillé et irrévocable.


Ce film, c'est un peu le Out1 Spectre ou le Noli me Tangere de Rivette : une grande parabole sur le théâtre et le jeu, histoire de mieux parler de toute la mise en scène de l'histoire et de ses enjeux. Les intellectuels de l'époque et leurs passions, leurs problèmes existentiels et leurs amours, surtout leurs amours ; tout cela forme comme une succession de scènes qui animent tour à tour les parcs plongés dans la tristesse de l'hiver, les maisons à la géométrie inquiétante et la très grande diversité de cadres intérieurs comme les bars, les chambres d'hôtels, les parkings souterrains... autant d'ambiances qui maintiennent une forme renouvelée et sans cesse clarifiée d'un film qui grandit, toujours plus, dans la fragmentation de sa narration épique.


3 femmes et un homme, l'équation à priori tangible qui finit par s'effondrer sous le poids de l'absurdité et de la misère sentimentale. Le récit s'occupera avec aisance à dépeindre, tableau après tableau, les rencontres et toutes les associations que ces 4 personnes peuvent avoir l'une envers l'autre, qu'elles soient amicales, hostiles, ou qu'elles évoluent tout d'un coup sur la force d'évènements sociaux ou politiques (la publication de la revue féministe par exemple). Des quatre personnages - tous à leur manière de belles figures des pensées tourmentées post-séisme -, c'est bien la féministe Ito qui est la plus émouvante, la plus souple et impétueuse à la fois, la plus décidée et ambitieuse. Elle crève l'écran, Yoshida a pris soin d'accrocher son regard à elle tout au long du film, pas étonnant que Mariko Okada ne soit une sorte de muse pour le cinéaste, elle a un jeu d'une profondeur, d'un tragique évident, et elle parvient à éclipser les personnages masculins qu'elle rencontre, avec une facilité déconcertante.


Théâtre d'ombres d'hommes blessés, théâtre de lumière aveuglante à la liberté sexuelle et matrimoniale des femmes, Eros + Massacre entame dans sa dernière partie une grande mise à mort, le fameux "massacre" du titre, celle du semble-t-il pilier des 4 personnages centraux de l'époque 1929 : l'homme. Or il n'y a pas un massacre, mais bien trois massacres puisque chaque femme entre dans la demeure et finit par tuer, à sa manière, le penseur déchu. Trois morts pour un homme, quelle magnifique idée. A chaque nouvelle fois, on recommence, comme après une répétition. C'est le personnage joué par Okada qui finira par l'achever dans un final grandiose où il s'effondre dans la cour d'une façon plus que mélodramatique et artificielle, en figure christique. Éternelle victime, il ira jusqu'à murmurer dans son dernier petit souffle qu'il est bien mort, et que les morts ne parlent pas.


Sur la part Eros, Yoshida reste à fleur de peau, et ne livre pas un film choquant ou dévergondé, il fait déjà beaucoup pour l'époque en filmant les corps nus de ses acteurs - notamment la nudité masculine qui est toujours tabou au Japon. Il préfère faire parler ses personnages jusqu'à l'agonie de leur propre être, avachis sur les lits, mourant du désamour, ou enfermé dans les cadres crées par les maisons. Tous autant de figures que la société ne pourra jamais satisfaire. Tous autant de momies que les surexpositions régulières ne cessent d'embaumer.


Après une photo de cette grande famille d'intellectuels qui ont façonné la culture et la pensée japonaise, on retrouve nos deux comparses. Interview bouclée, histoire bouclée, ils s'en vont d'un hangar obscur d'où perce une sortie à la blancheur encore une fois éclatante. Juste avant de sortir, l'homme et la femme échangent ce qui est comme la plus belle punchline du cinéma. Tout l'absurde et la cruauté de la société, murmuré avant de refermer la porte derrière eux. La jeunesse a parlé.

Narval
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le 6 août 2016

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Narval

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