Ambiance oppressante, narration menée de main de maître et sens implicites sont au programme de ce Enemy, preuve par l'exemple que Denis Villeneuve est l'un des réalisateurs les plus talentueux (et encore trop sous-estimé) de sa génération.


Signe des grandes œuvres, son film est une réussite esthétique dont la composition habile et les visuels très travaillés viennent à leur façon éclairer le puzzle énigmatique face auquel le spectateur se voit confronté. Le filtre jauni en est l’expression la plus patente. Une prise de risque que j’applaudis tant il se révèle à mesure que l’histoire se déroule un élément indispensable à sa compréhension. De même, le travail sur la lumière tend à mettre en évidence ce qui passe dans l’esprit d’Adam (Jake Gyllenhaal) : on est très souvent sur du bichrome et des contre-jours, une opposition entre clarté et obscurité qui dépasse le seul prisme d’interprétation manichéen bien-mal pour se voir remobilisé à un niveau autrement plus subtil.


Le cadrage et le montage offerts par Villeneuve permettent quant à eux une œuvre qui est condensée mais concise, c’est-à-dire réduite temporellement (moins de 90 minutes) mais dans laquelle tout fait sens sans se précipiter ni survoler le sujet. Le Canadien fait montre d’une grande clarté dans sa narration et accouche ici d’une petite prouesse qui a de quoi faire rougir quelques confrères, lesquels n’auraient pas hésité à allonger le tout sur au moins deux heures pour être le plus explicite possible.


Villeneuve prend le parti risqué de se sortir complètement de la question de la réalité en refusant à plusieurs reprises de trancher entre double physiologique ou psychologique. Pratiquement rien dans la mise en scène ou la narration ne vient confirmer ou infirmer l’idée qu’Anthony serait le jumeau biologique d’Adam ; de même quasiment rien ne vient contredire ou vérifier qu’ils ne sont qu’une seule et même personne avec une double personnalité (schizophrène donc). Ce qui est d’ailleurs encore plus intéressant est la façon dont le cinéaste parvient à détacher le spectateur de cette volonté naturelle d’avoir le fin mot de l’histoire.


Il l’invite plutôt à l’observation de la lutte entre les deux matérialisations de l’homme pour les objectiver et les mettre en rapport avec une triple expression de la féminité elle aussi objectivée. C’est ici que la phase d’interprétation permet d’être plus libre et franc et de saisir les enjeux qui font de ce scénario (adapté d’un roman) une œuvre majeure de la filmographie de Villeneuve. S’il ne fait aucun doute que les arachnides qui ponctuent l’œuvre sont une métaphore de la peur au sens large, leur rôle est moins évident puisque jamais positionnées en position d’agression vis-à-vis de Jake (Adam et Anthony) mais plutôt en situation défensive. La transformation d’Helen (Sarah Gadon) à la fin vient grossir le trait : la femme mariée, enceinte, est menacée dans son individualité par le caractère déviant de son mari qui met en péril la stabilité de la relation conjugale. La place de la mère (Isabella Rossellini) est elle aussi cruciale puisque venant démentir l’existence d’un frère jumeau, et signalant au passage l’idée de refoulement altéré par l’expérience du dédoublement : elle évoque l’acteur de troisième zone comme un « fantasme » d’Adam (la référence psychanalytique n’est pas anodine). Immédiatement ensuite, on peut voir une araignée géante déambuler dans Toronto. L’inspiration visuelle vient certainement d’une sculpture monumentale exposée au musée Guggenheim de Bilbao et baptisée très explicitement Maman. Est-ce à dire que la mère agit comme un vigile au sein de l’esprit embrumé, perturbé de son fils unique, cherchant à localiser et possiblement détruire l’objet de ses craintes, son autre « moi » rêvé ? L’ultime élément du triptyque féminin est la femme incarnée par Mélanie Laurent (Mary). Symbole de la féminité occulte, interlope, qui n’existe que la nuit par le rapport sexuel et mutique, elle conserve comme les deux autres personnages féminins une part de mystère en s’interrompant durant l’acte de manière spontanée et inexpliquée. Incarnation du versant primal de la relation amoureuse (par opposition au versant social, familiarisé et patriarcal que symbolise Helen), elle peut être vue comme le miroir de Jake, lui révélant sa lâcheté et sa puérilité. Celui-ci est englué dans l’idée virile d’une masculinité qui ne sait tolérer la résistance, le refus voire l’affront fait à sa condition biologique, et l’énervement qui suit sa dispute avec Mary dans la voiture le conduit à son probable trépas (signe d’un triomphe symbolique d’Adam sur son « moi » volage et décadent ?). Villeneuve fait donc le choix réussi de donner un terrain d’opposition semi-psychotique aux deux hémisphères d’un même cerveau (celui de Jake) afin d’en révéler toute la complexité et bien souvent les incohérences, sans pour autant tomber dans une lecture misogyne « classique » du masculin s’opposant au féminin dans une perspective de domination et d’annihilation de l’un sur l’autre.


Un aspect renforcé par le formidable travail du Canadien sur le mixage son de son film. La musique évidemment, surprenante, oppressante, qui renforce l’impression d’exiguïté qui enferme Jake dans son propre esprit perturbé ; mais aussi plus largement le son lui-même, lorsqu’en se réveillant aux côtés d’Helen Adam semble entendre ce qu’Anthony crie à Mary dans la chambre d’hôtel. Confusion du rêve et de la réalité retranscrite par l’écho des invectives au milieu de la chambre nuptiale endormie. Tout est constamment embrouillé, parasité, étouffé comme pour mieux confondre ce qui appartient au réel et ce qui appartient au fantasme, sans jamais paraître artificiel ou convenu.


Un mot au passage sur l’atmosphère rendue par un tel travail à la fois visuel et sonore. Elle tient pour beaucoup du surréaliste avec ce Toronto aux allures de Shanghai un jour de pic de pollution. Une pollution provoquée par des embouteillages dont on remarque l’omniprésence à chaque plan d’ensemble, référence probable à la confusion de l'esprit d'Adam. L’urbanisme de la ville est mis à contribution pour renforcer encore un peu le symbolisme déjà très prégnant d’Enemy : on remarque des tours jumelles hélicoïdales non loin d’où habite Anthony, rappelant la structure de l’ADN (signe que lui et Adam partagent la même génétique ?) ; le bureau de Mary est en rez-de-chaussée, transparent mais pourtant inaccessible à Anthony, forcé de l’observer depuis l’extérieur etc.


Un signe supplémentaire de la maîtrise totale de Villeneuve sur son sujet, qu’il maîtrise et domine avec une insolente aisance, digne des plus grands.

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le 14 janv. 2021

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grantofficer

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