La légende du King dans un tourbillon

Faire un film retraçant la vie et l’œuvre musicale de l’un des figures les plus mythiques de la musique populaire du 20ème siècle, avait toutes les allures d’une entreprise à risque. A l’arrivée, après 3 années de préparation et de tournage entravés par la Covid, Luhrmann nous gratifie d’un film à la (dé)mesure de son sujet : flamboyant, XXL et ébouriffant. Un film-hommage que l’on sent ostensiblement destiné à faire découvrir Elvis à une nouvelle génération, qui n’a souvent de lui qu’une vague image cartoonesque d’un « gars en costume blanc avec des rouflaquettes », ou bien une connaissance limitée à la B-O de « Lilo et Stich ». Un film, aussi, qui s'attache moins à l’exactitude historique qu'au portrait d’un mythe.

Alors, pari réussi ? « Elvis » constitue un film atypique, comme tous ceux de Luhrmann, où son stylisme distinctif empreint de maximalisme se met au service d’un conte de fée américain au lyrisme tragique, en filigrane duquel se dessine aussi le portrait d’une Amérique qui fait le deuil de son innocence. Pour quel résultat ?

D’abord, si « Elvis » n’a rien d’un biopic traditionnel, il le doit tant à l’esthétisme de sa mise en scène qu’au parti-pris d’en bousculer les codes narratifs conventionnels, en proposant d’emblée un portrait « extérieur » de la star, appréhendé ici à travers le prisme quasi-exclusif de sa relation avec son manager, le colonel Parker, à la fois narrateur et acteur du récit. De ce choix artistique peut résulter une certaine impression de superficialité dans l’abord du personnage central. Impression qu’on a pu lire dans certaines critiques, reprochant au film de ne finalement pas dévoiler beaucoup de l’intériorité d’Elvis. Ce qui est sans doute vrai si on le compare à d’autres biopics récents tels « Bohemian Rhapsody » ou « Walk the Line », qui s’attardaient davantage dans des scènes intimistes révélant les fragilités et les fêlures de leur personnage. « Elvis », au contraire, tend plutôt à se focaliser sur l’artiste plutôt que l’homme, et ne consent à dévoiler de l'intimité de ce dernier que les affects toxiques induits par sa relation avec Parker. Un effet qui découle autant de cette narration axée que de la contrainte patente de faire tenir aussi l’histoire d’Elvis tout entière dans une durée commercialement exploitable.

Car au départ d’un montage initial de près de 4 heures, que Warner a pressé Luhrmann de comprimer à 2h30, on devine aisément que ce sont essentiellement des scènes non-directement liées à cette connexité Elvis/Parker qui sont passées à la trappe, tandis que d’autres, même si essentielles dans toute bio d’Elvis, se sont vues réduites au strict minimum. Ce qui peut donner à l’arrivée une impression de déséquilibre narratif, qui se ressent notamment dans le survol accéléré de certains épisodes, dépeints bien trop succinctement pour susciter un attachement émotionnel. A titre d’exemple, le service militaire, la rencontre avec Priscilla, la série de films (futiles) et le déclin des années 60, le concert en mondovision d’Hawaii, ou la rencontre avec Nixon, se voient accorder une attention minimale quand ils ne sont pas purement éclipsés. A l’inverse, l’emprisonnement progressif du chanteur et sa déliquescence quasi-paranoïaque dans sa cage de verre dorée au fil des années 70, illustrée par la façade de l’hôtel International de Las Vegas (aux fenêtres aux allures de barreaux), se voient gratifiés d’une attention bien plus élaborée. Un déséquilibre questionnable, à nouveau, mais fruit de ce parti-pris narratif de conter la légende à travers un prisme plutôt que de raconter l'homme sous le mythe.

Que l'on ait ou non des réserves sur le rythme, le film demeure avant tout un spectacle audio-visuel de premier ordre. Luhrmann sait s'y prendre quand il s'agit de restituer des ambiances survoltées. Les scènes de concert à Vegas explosent de dynamisme au point qu’on souhaite qu’il y en ait davantage, ou qu’elles ne soient pas entrecoupées des palabres de Parker occupé à négocier le contrat de son poulain. L’envie de danser nous prend plus d’une fois au cours des morceaux musicaux, et le pied tape la mesure plus souvent qu’à son tour. L’effet Elvis est contagieux…

Si cet effet est produit, c'est aussi à la qualité d'interpêtation d’Austin Butler qu'on le doit. Toutes les louanges versées sur ses jeunes épaules sont justifiées. Rarement un acteur aura-t-il été aussi habité par le personnage qu’il incarne. Même Remi Malek n’égalait pas son intensité dans son portrait de Freddie Mercury. On ne voit pas un acteur jouant à être Elvis ; on voit Elvis. Le fruit des deux années qu’il a consacrées à la préparation du rôle s'observe dans chacune de ses apparitions. De même que le coaching vocal qu’il a suivi pendant 6 mois, et qui lui permet d'interpréter lui-même les scènes de chant pré-1968 avec un résultat plus que convaincant. La gestuelle lors des concerts est précise et fidèle, mais le plus impressionnant est sans doute le mimétisme quasi-parfait qu’il fait de la voix d’Elvis aux différentes périodes de sa vie. Fermez les yeux en l’écoutant, et vous aurez l’impression de l’entendre. Film à voir dès lors impérativement en VO pour profiter pleinement de son interprétation. Un Oscar – ou à tout le moins une nomination – ne serait pas immérité.

A ses côtés, certains ont décrié un jeu surfait de Tom Hanks en Parker. Même si ce n’est sans doute pas le rôle de sa vie, on est loin, je trouve, de la caricature de jeu dont certains l’accusent, visiblement irrités par ses prothèses et son accent (que le vrai Colonel ne possédait d’ailleurs pas), ou peu habitués à voir Mister America's dad camper un personnage antipathique. Il livre une performance convaincante en manipulateur mesquin, plus complexe et plurielle qu’on ne pourrait le supposer, et l'antipathie croissante qu'il parvient à susciter à l’encontre de son personnage est le baromètre de sa prestation.

A leurs côtés, les autres acteurs se voient gratifiés d'un temps d'écran souvent trop réduit pour juger de leur qualité de jeu. On regrettera à cet égard qu'Olivia De Jonge, en Priscilla, ne dispose pas de plus de scènes, connaissant l'influence que sa femme a eu sur la vie et la carrière du King. Là encore, un effet des choix éditoriaux.

Au-delà des acteurs, l’un des plus beaux mérites du film est assurément de redonner sa vraie place à une vérité trop minimisée dans la légende d’Elvis : la dette artistique qu’il avait vis-à-vis de la musique afro-américaine, véritable habit culturel qui l’a façonné depuis l’enfance. Cet hommage bienvenu à ses racines musicales noires est rendu ici avec une insistance légitime. On voit et entend BB King, Little Richard et Big Mama Thornton, amis ou inspirations d’Elvis, et leur place dans ce biopic n’est rien moins qu’indispensable. Et aurait pu même être plus longue encore. Tout le monde connait les réserves qu’éprouve toujours une partie de la communauté noire vis-à-vis d’Elvis, qu’elle accuse d’avoir dérobé ou de s’être approprié un style musical qui ne lui appartenait pas, volant in finé aux noirs le crédit de son succès. A cela, le film propose en guise de réponse, avec un désir palpable de trancher à un débat vieux de plus d’un demi-siècle, qu’Elvis n’a rien dérobé, mais a plutôt simplement reproduit naturellement les codes du seul univers musical qu’il connaissait pour y avoir toujours baigné. Un univers qui l’a imprégné depuis les célébrations liturgiques jusqu’au musiques jouées dans les bars de Beale Street, en passant par le blues chanté aux porches des maisons. Et que, s’il a eu le succès que d’autres chanteurs noirs pionniers du Rock se sont vu injustement refuser, c’est bien davantage le produit de la ségrégation et des préjugés raciaux qui prévalaient à l’époque (a fortiori dans le Sud), que le fruit d’un hypothétique calcul machiavélique de la part du chanteur. En d’autres termes, que s’en prendre à Elvis revient à s’en prendre à l’effet et non à la cause de l’injustice ressentie - légitimement – par la communauté musicale noire. Un avis qui recueille l’agrément de certains historiens de la musique, mais pas de tous, le sujet étant inévitablement empreint d’une part de subjectivité historico-sémantique autour du terme-même d’«appropriation».

Côté mise en scène, impossible de passer à côté de la touche Luhrmann… sa signature stylistique particulière est omniprésente, mais jamais au point de menacer d’étouffer le récit. C’est au cours du premier acte, surtout, que s’extériorise son goût esthétique pour les transitions convulsives, les plans surexposés, maximalistes, colorés et cadencés. Un peu comme si la mise en scène se mettait au diapason de l’ascension fulgurante du chanteur dans les années ’50, elle virevolte d’un décor à l‘autre, multiplie les montage-séquences à un rythme parfois hypnotique, alterne cases de BD et écrans partagés où l’information défile, se démultiplie et explose en un feu d’artifice soutenu. Le film met environ une heure pour adopter un tempo plus ralenti, et le récit épouse alors les normes d’un biopic plus traditionnel. C’est également dans cette partie que les couleurs chatoyantes de la première partie laissent progressivement place à une colorimétrie plus sobre (malgré Las Vegas), reflet de la lente descente aux enfers d’un Elvis prisonnier qui ne voit plus le ciel qu’à travers les vitres tamisées de son hôtel Vegasien.

Si le rythme varie, l’une des constances du scénario est en revanche de se garder d’écorner l’image du chanteur, en ne levant qu’un coin de voile sur ses parts d’ombre (ou en les dépeignant comme une rançon de sa gloire). Mais il ne cherche finalement pas non plus à en brosser une image hagiographique, comme en témoigne par exemple le silence qu’il fait sur la célèbre générosité du chanteur, jamais avare de cadeaux ni de dons. Au final, il se dégage surtout d’Elvis le portrait tragique d’un artiste de plus en plus tourmenté, d’un chanteur en perdition, lésé par des choix artistiques qu’il ne contrôlait pas ou pas assez. Celui d’un artiste sans doute sous-exploité par les effets d’un pacte faustien avec un manager cupide, qui voyait d’abord en lui une machine à sous avant un artiste d’exception. Et qui en a payé le prix fort en s’enlisant dans une prison de gloire, asujetti à résidence, avec pour seule liberté celle de se répêter et non de se réinventer, enclavé à une formule motivée par des critères financiers et des dessous de table perfides, élaborés par un manager avide de voir ses dettes de jeu remboursées par les concerts de son poulain. Ou soucieux de ne pas trahir son statut d’immigrant illégal, en sabotant hypocritement le projet qu’Elvis caressait de se produire outre-mer. Quitte à le condamner à chanter jusqu’à l’épuisement dans un hôtel devenu une cage sans serrure, plage aride où se sont échoué les rêves de l’artiste dans une solitude des cimes où il a fini par se perdre.

Car même s’il s’en défend dans sa narration, le colonel Parker (qui ne s’appelait pas plus Parker qu’il n’était colonel) est bien dépeint ici comme la Némésis d’Elvis, une sorte d’âme damnée du chanteur qui lui procure la gloire au prix de la liberté. Tant artistique qu'individuelle. On ne peut presque s’empêcher de se demander quels autres sommets le chanteur aurait pu conquérir, s’il avait réussi à se détacher de Parker à l’aube des années ‘70, et confié son sort à un manager plus attaché à son épanouissement artistique qu’aux seuls cachets. L’histoire ne le dira jamais. Le mythe non plus. Il est cependant difficile de ne pas se dire au terme de ce film, qu’Elvis aurait pu encore être plus grand qu’il ne l’a été, appréhender de nouveaux espaces musicaux, entrer en contact avec d'autres compositeurs, explorer de nouveaux rôles (comme celui manqué dans « A star is Born » avec B. Streisand), n’eut-il été lié de la sorte à un manager qui ne mesurait le succès qu’en dollars, et ne voyait l’intérêt de son poulain que filtré par le sien propre.

Un film parfait ? Non. On pourrait certes lui reprocher de ne pas dépeindre l’histoire de la manière la plus objective qui soit, et de pêcher par instants par excès de simplisme dans sa dépiction des relations entre les deux hommes. Elvis est montré presqu’uniformément dans une posture victimaire face à un manager véreux. Alors que la part de responsabilité de chacun dans le déclin physique et artistique ultime du chanteur, est sans doute plus partagée. A titre d’exemple, la consommation excessive de médicaments d’Elvis est dépeinte ici principalement comme une conséquence du rythme infernal auquel Parker le soumettait. La réalité étant plutôt qu’il avait déjà commencé à consommer des pilules de toutes sortes durant son service militaire, et qu’il n’avait jamais vraiment cessé depuis. De même, l’engouement d’Elvis pour enregistrer de nouvelles chansons dans les années ’70 n’était plus non plus celui de ses débuts, expliquant aussi en partie son déclin artistique. Même si là aussi, on pourra débattre de l’influence de son état mental, induit par sa relation toxique, sur sa motivation à grandir encore en tant qu’artiste. Eternel débat de l’œuf et de la poule.

Mais tout cela importe finalement bien peu. La raison d’être du film est moins de constituer un témoignage d’authenticité historique, que d’évoquer un mythe bien plus large que la personne du chanteur qui l’a incarné, ou que ses tourments. « Elvis » est là pour célébrer ce mythe. Et au final, il y réussit pleinement. La légende a englouti l’homme, et c’est elle qui se raconte. « Elvis » est le portrait flamboyant et généreux d’un mythe américain, lesté d’une tragédie qui lui donne sa pleine humanité. C’est le tableau d’une icône qui a incarné le rêve américain jusqu’à en périr. C’est le récit d’un Icare des temps modernes, dont les ailes ont brûlé à trop s’approcher du soleil. Et c’est avant tout l’essence d’une histoire dont il convient de se souvenir, ou de découvrir: un héritage musical d’exception laissé par un talent exceptionnel, une influence culturelle majeure et un impact sociétal qui ne sera probablement plus jamais égalé dans l’histoire de la musique.

« Elvis » illustre pleinement pourquoi le mythe perdurera et pourquoi son sujet sera éternel. La puissance de la scène finale, où un Elvis diminué physiquement expurge une passion toujours intacte pour le chant, livrant un combat titanesque contre la maladie pour donner au public, avec toutes les forces qui lui restent, une prestation vocale puissante de cet « Unchained melody » qu’il affectionnait tant, résume et grave à jamais dans le marbre ce qu’il était et restera toujours : un chanteur d’exception. Et un mythe pour l’éternité.

The King is dead, long live the King.

MsjR
8
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le 1 juil. 2022

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