SPOILERS


La chair et le sang. C’était le titre d’un film de 1985 signé Paul Verhoeven. Ce titre renvoie à toute une veine du cinéma, de cinéastes pour lesquels, sous les apparences sociales, l’Homme reste un animal, mené par ses pulsions, et qui aiment à filmer le surgissement de ces pulsions dans le quotidien. Un cinéma dit « naturaliste » selon Gilles Deleuze dans ses écrits sur le cinéma, et repris par Jean-Luc Lacuve, auteur du Ciné-club de Caen. Pour définir ce naturalisme, et non réalisme, Deleuze cite Zola. Dans ses œuvres, au terme d’une précise et acide description d’un milieu social, il épuise ce milieu par la haine, le ressentiment, la folie, jusqu’à sombrer dans le monde du rêve et de la mort. Ainsi, l’amour pur de Silvère et Miette dans La fortune des Rougon se conclue par une étreinte nécrophile sur un champ de bataille. Ou, comme dans Le Vent film de Victor Sjoström de 1928, qui liait désir interdit et violente tempête.


C’est cet épuisement qui est à l’œuvre dans Elle. Dans la salle où j’ai visionné le film, les spectateurs semblaient pris d’une folie communicative, jusqu’à rire nerveusement aux pires horreurs incestueuses. C’en est trop, cela va trop loin ! Alors on baisse sa garde, on cède aux folies des personnages, et l’on a même l’impression de sortir du film englué de cette bestialité, et nous-même épuisés. Le nouveau film de Paul Verhoeven navigue toujours entre l’horreur et les rires, que ce soit par la description sociale (mémorable scène de repas de Noël, atroce et hilarante), ou les scènes de suspense (flash-back du viol conclu par une réprimande à son chat, etc.).


Des mensonges en société, des apparences polies, Verhoeven épuise ses personnages jusqu’à l’éclatement d’une vérité, une vérité bestiale. Le spectateur est lui-même épuisé, pris physiquement par le film, qui alterne images de sperme, de sang, de blessures aux jambes, au crâne, aux yeux. Alors même que l’on pense s’approcher de la conclusion, avec la révélation du violeur, le film continue, encore et encore. L’intelligence du scénario, écrit par David Birke et basé du roman Oh… de Philippe Djian, est à souligner. Les dialogues, ciselés, jouent en permanence du double sens. Magnifique scène, portée par ses deux interprètes Huppert et Lafitte, à propos d’une chaudière : il dit « elle est en bas » mais, sans la liaison, on croit entendre « allez en bas ». Elle rétorque, au bout d’un silence « J’imagine… ». Il conclut : « vous voulez que je vous la montre ? ».


Tout du long, le scénario joue subtilement aux fausses pistes avec le spectateur. Le film commence comme une quête classique, un whodunit à la Agatha Christie – en plus sulfureux, certes, mais dont le but est simple : retrouver le violeur de Michèle. Pourtant, Michèle ne réagit pas comme Madame-tout-le-monde. Elle ne souhaite pas appeler la police, ni même un détective, ou un ami. Elle souhaite retrouver son violeur, mais presque par amusement, par curiosité. Dès lors, l’intérêt n’est plus tant de découvrir le violeur, mais de comprendre qui est Michèle. Nous découvrons progressivement les indices d’un passé, obsédant pour elle : un père fou, qui a « mal pris » les critiques de son voisinage et a décidé de tuer tout le quartier, avant de mettre feu à sa maison en présence de sa fille, Michèle. D’autres mystères se cachent, au creux de chaque relation : une amie fidèle, trop fidèle, peut-être amante. Peut-être la vraie mère de son fils. Et dont le mari est l’amant de Michèle. Son ex-mari, à elle, est séduit par une nouvelle compagne bien plus jeune qu’elle : en veut-elle à sa célébrité ? La bru de Michèle, quant à elle, porte un enfant d’un autre homme. Quant à sa mère, elle vit avec un gigolo trente ou quarante ans plus jeune qu’elle. Michèle vit baignée dans l’immoralité, et son passé s’apparente à tragédie grecque.


C’est probablement la raison pour laquelle l’identité du violeur est révélée en plein milieu du film. Car ce viol n’est qu’une horreur parmi d’autres : ces horreurs ont commencées il y a fort longtemps, par une tuerie, et elles continueront, jusqu’à l’explosion. En chemin, Michèle épuisera toutes les relations perverses imaginables, dominante ou dominée, tantôt Maître ou Esclave avec ses amants. Hantée par la figure de son père, elle semble reproduire tour à tour son comportement de bourreau, ou bien reprendre la place de victime. D’ailleurs, tout le monde s’y perd, des médias, du gigolo, à sa meilleure amie Anna : était-elle victime ou complice des agissements de son père ?
Au terme de ces multiples relations perverses, Michèle en est lassée, et peut-être, lavée (c’est pourquoi elle est filmée, tour à tour dans le film, dans son bain et dans sa douche ?). Finalement, après avoir tué père et mère, et violeur, écarté l’amour d’un très jeune employé, il lui reste un amour véritable, une amitié féminine tendre, simple, avec Anna. Les deux femmes s’éloignent du cimetière, et Anna propose de vivre chez Michèle. C’est en quittant les morts, et le poids de leur héritage malsain, que Michèle pourra vivre libérée des comportements pervers dont elle a héritée. Ce retour à la raison, Michèle l’opère d’ailleurs vers le milieu du film, justement après un baiser échangé avec Anna : dès la scène suivante, elle rompt avec son amant, et décide qu’elle « en a assez des mensonges ». Les scènes finales marquent par cet espace de lumière, de pureté, retrouvée. La scène finale, bien sûr, avec la fleuraison de la tombe du père, et les retrouvailles avec l’amie de toujours, réconciliée. Mais également une scène précédente, dans laquelle Rebecca, la voisine ultra-catholique, semble devenir un ange qui bénit Michèle, qui comprend et pardonne ses perversions. Michèle retrouve alors son fils et sa bru, apaisés. Pourtant, cette fin lumineuse reste un trompe-l’œil : les schémas de la perversion et de la dangerosité des parents sont reproduits, et le bébé manque de peu d’être oublié dans la voiture…


Feu d’artifice de pulsions sexuelles et morbides, Elle est à célébrer également pour son casting. Isabelle Huppert est sidérante dans chaque plan, incroyable de précision, de justesse. Comme le dit Verhoeven lui-même, qui semble être tombé amoureux de son actrice : jamais il n’a dirigé une telle actrice auparavant, dit-il, surpris du sens qu’elle découvrait par son jeu dans le film, que ni lui ni le scénariste n’avaient perçu. Tous les personnages qui entourent « Elle » sont portés par d’excellentes interprétations. Citons-en trois marquantes : Anne Consigny, qui semble devenir, par son étrangeté naturelle, le double et la complice de Michèle ; Jonas Bloquet, d’une incroyable justesse en « grand benêt », bredouillant « baby blues ! » pour excuser sa compagne ou un maladroit « ça y est… ça y est » à la naissance de son fils ; Virgie Efira, excellente surprise du casting, avec un personnage de catholique pas si naïve qu’il n’y paraît campée avec simplicité et émotion. Charles Berling, Laurent Lafitte, Christian Berkel, Alice Isaaz, Vimala Pons, Judith Magre complètent cet excellent tableau. Sans eux, le film ne tiendrait pas tout à fait, car il est également un succulent jeu de massacre et portrait au vitriol d’une famille au sens large, d’un groupe.


La mise en scène de Verhoeven est élégante, la photographie est sombre, la caméra discrète et mobile. De nombreux plans à l’épaule viennent saisir sur le vif les déplacements, donnant un sentiment de réalité à cette farce tragique hors-norme. Verhoeven et son chef opérateur ont d’ailleurs filmé chaque séquence à deux caméras, posées côte-à-côte avec différentes focales, procédé expérimenté dans son précédent film Tricked et permettant une plus grande liberté au montage. Bien sûr, on pense à Hitchcock, avec ces ciseaux brandis par Michèle pour se défendre, ou les violons dramatiques sur le premier flash-back du viol. Mais le cinéma de Verhoeven est bien plus organique, opposant raison et folie, apparences bourgeoises et perversions sexuelles ou meurtrières. La chair et le sang, en somme. Il révèle ces pulsions à travers un jeu de fausses-pistes et de faux-semblants, où, comme dans un roman policier classique, tout le monde pourrait être le coupable. Et c’est, en quelque sorte, le cas. Nous sommes tous névrosés. Au point de sortir du film plus animal qu’on y est entré.

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le 28 mai 2016

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