Refuser de voir ou tout simplement regarder ailleurs s’impose comme le thème majeur de ce film de Gus Van Sant, thème qui à l’instar de la sonate de Beethoven ponctuant la bande son, se déploie lentement mais inéluctablement dans ces couloirs de lycée où chaque action est renvoyée à l’ineffable brièveté de son terme ainsi qu’à la douce innocence qui la traverse. Dans cet univers en apparence velouté : feuilles mortes saisies et éternisées par l’objectif d’un appareil photo, les batifolages des adolescents qui semblent ne devoir jamais finir, les non-dits ainsi que les rencontres que l’on aurait souhaité rendre légères au point de les maintenir à jamais inscrites dans un temps de douceur infinie ; notre œil de spectateur se retrouve au plus près de cette action en apparence insignifiante puisque quotidienne (grâce à ces longs plans séquences filmés pour la plus part de dos), semblable à l’écoulement de tant d’autres instants aussitôt oubliés.


Cette manière si distante de filmer l’action (routine, gestes répétés, amis que l’on salut au loin sans jamais réellement connaître de près) nous permet, à nous spectateurs et témoins du drame qui se prépare, de voir avec recul les résonances qu’ont entre elles les actions individuelles de ces lycéens au sein de ce labyrinthe de couloirs. Dédale à la fois psychologique, affectif mais également nauséeux car imperceptiblement contaminé dans ses entrailles.


Cette contamination inavouable se généralise au fil des déplacements des personnages pour s'immiscer progressivement dans chaque action individuelle, aussi banale soit elle. C’est un mal qui ronge en silence, sur lequel aucun mot ni aucun regard n’est jamais posé, excepté le nôtre, tragiquement inefficace car irrémédiablement lointain : que ce soit dans l’expérience douloureuse de se faire vomir pour répondre un à impératif social de beauté (allégorie d’un vertige beaucoup plus fondamental qui se profile dans le massacre à venir), dans les moqueries en apparences anodines d’un groupe d’élèves immortalisant chez la conscience moquée une seconde d’écœurement indélébile, jusqu’à la fausse note décisive au piano du futur tueur, déchirante car annonçant le point de rupture définitif qui s’opère : « l’éléphant » que l’on refusait de voir précédemment va imposer son cri de détresse ainsi que le poids mortel de son incompréhension.


Ce mal-être généralisé est distillé avec brio par Gus Van Sant qui loin d’offrir un voyeurisme obscène, réussit à reconstruire la stupeur première, la même qui frappa les esprits de Columbine en 1999 dans une surprise totale (certains plans mettent en abîme les enregistrements de caméras de la fusillade, sans pour autant recréer les évènements à l’identique : la violence surgit subitement, inéluctable, au milieu d’un calme trompeur, cela aurait pu être ici comme ailleurs). Loin d’apporter des réponses, des pistes sont malgré tout suggérées (accès aux armes à feu, solitude extrême, misère sexuelle et affective, persécutions au lycée, familles absentes) lesquelles rentrent directement en résonance avec la sinuosité des déplacements des personnages se cherchant eux-mêmes et les autres : ils se croisent, se perdent de vue, se manquent de peu ou au contraire se font face au mauvais moment. La configuration du temps et de l’espace (que Gus Van Sant sculpte et fragmente grâce à diverses focalisations en plans séquences) contribue très largement à accentuer la violence d’une action qui déferle inopinément au milieu de vies en devenir, coupées sur le vif, au hasard d’un couloir.


L’escalade finale de la sonate de Beethoven tout comme celle qui se joue métaphoriquement dans la tuerie, est désormais celle d’une partition devenue mortelle, qui s’interprète dans une douceur déconcertante : sans cris, sans images morbides, laissant seulement libre cours à l’extrême aridité de l’incompréhension collective. L’image d’un ciel cette fois ci tourmenté, faisant écho à la scène d’ouverture, s’empresse d’obscurcir nos pensées déjà confuses après seulement 80 minutes de film et moins de 80 plans de flâneries adolescentes, minutes vécues comme un présent sucré et léger précédant l’amertume des souvenirs et de leur reconstitution douloureuse. C’est en nous faisant penser et voir avec tant de poésie et de grâce le fragile équilibre de l’esprit humain (pulsion meurtrière vécue comme un jeu libérateur, que nous expérimentons à la troisième personne comme dans un jeu vidéo) ainsi que la perméabilité du temps (la répétition d’une même rencontre anodine sous trois angles différents, comme point de bascule à partir duquel plus rien ne sera jamais comme avant, ou encore la chambre froide sépulcrale prête à accueillir les souvenirs de ces journées innocentes à jamais perdues) que Gus Van Sant crée un pur objet cinématographique: qui suggère plus qu’il n’affirme, qui dévoile plus qu’il ne montre.

_VeridisQuo_
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le 25 avr. 2021

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