Le travail de Gus Van Sant a pris une tournure radicale depuis le début des années 2000, en effet, le réalisateur s'est mis en marge du système hollywoodien. Il s'est tourné vers un cinéma plus libre, plus expérimental et plus réaliste, c'est le cas pour Elephant, sorti en 2003.

L'auteur traite le sujet d'une façon toute personnelle, autant dans la narration et la présentation des personnages que dans le traitement de l'image et de la bande son. Il cherche à donner à ce drame une portée plus universelle, mettant le spectateur aux prises avec un point de vue subjectif et émotionnel plutôt que devant une narration structurée : le scénario ne possède aucune référence explicite à Columbine.

Le film s'ouvre sur un plan en contre-plongée sur un pilonne électrique avec le ciel en fond, on remarque grâce aux nuages et à la vitesse de défilement que le temps est accéléré, très vite il s'assombrit puis il fait nuit. Seul le bruit du vent et quelques discussions lointaines parviennent à nos oreilles, mais nous n'en découvrirons pas l'origine. L'absence de tout autre effet sonore nous plonge dans une ambiance très particulière, il n'y a presque aucune musique dans ce film. Les seules utilisées sont la Lettre à Elise de Beethoven mais également la Sonate op. 27 n. 2 (appelé Clair de Lune par le poète Rellstab) ; le choix de Gus Van Sant pour ces morceaux s'entremêle parfaitement avec la coulée visuelle du film, l'état de flottement y est saisissant. Comme dans Last Days, les seuls recours à la musique sont en direct, soit joués par les acteurs eux-mêmes, soit écoutés par les acteurs.

Le film de Gus Van Sant est épuré et silencieux la plupart du temps. Les bruits de pas de lycéens qui déambulent dans les couloirs sont le plus souvent inaudibles et étouffés; la tuerie est plus suggérée que vraiment montrée, les cris lors du massacre, atténués. Van Sant nous offre ici une sorte de labyrinthe qu'il aura pris soin de " sonoriser ". Les échos démultiplient, décomposent, encore l'espace et le vide. Mais personne ne semble répondre aux échos, personne ne semble vivre ici. Tout le film consiste ainsi à filmer de jeunes lycéens marcher dans des couloirs et aucun bruit de pas pourtant, ne s'entend clairement. Tous sont là, fantomatiques, déjà morts. C'est une sorte d'idée forte de " mise en son " d'un vide béant prêt à avaler tout le monde, à l'image des perspectives vertigineuses. Cette absence de repaire par rapport à un film dit « classique » nous plonge dans l'histoire, dans une réalité, il s'agit d'une sorte de docu-fiction, recréant une forme de réel.

Une des particularités de ce film est l'utilisation de longs plans-séquences, chers à Gus Van Sant (qui les réutilisera aussi bien dans Last Days que dans Gerry). Van Sant filme ce monde de dos, ce dispositif cinématographique, en métadiscours, mène à la réflexion. Van Sant a déclaré que les pour les plans-séquences de dos, les acteurs n'avaient pas de but précis, ils devaient juste marcher dans le lycée, la caméra les suivant, ce côté improvisation est lui aussi une source de réel.

Inévitablement, les longues images de Elephant se terminent toujours de la même manière : par la sortie d'un des personnages par une porte. Et lorsque celui-ci, ou celle-ci, ne disparaît pas par une porte, il ou elle disparaît invariablement du champ de l'image, comme si le spectateur ne pouvait plus la suivre, alors qu'il est conscient qu'il ou elle continue son chemin. Par exemple:
- au début, sur le terrain de sport: Michelle entre et disparaît du cadre puis, Nathan (le sportif) entre à son tour dans l'image, part du terrain, traverse la pelouse et disparaît derrière la porte du lycée au fond.
- on suit Michelle (qui est réprimandée hors caméra car elle ne porte pas de short) puis elle disparaît elle aussi par une porte dérobée.
- on accompagne Elias (le photographe) dans les couloirs du lycée jusque dans la chambre noire où la porte se referme devant nous jusqu'au noir complet.
- on entre dans les vestiaires des filles, Michelle se déshabille pudiquement (on entend des ricanements hors caméra), puis elle disparaît du champ laissant un vide flou.
Cette disparition finale au sein de chaque image est un des secrets du film, chacune des images représentant en soi un mini-film, une sorte d'habitude. Chaque plan séquence est comme la longue mise à mort du personnage, annonçant son destin et sa disparition. Tout le film est ainsi cette danse collective macabre où chacun(e) va à sa perte. La fin de l'image est ici paradoxalement la fin des personnages.

Gus Van Sant utilise des « modèles » pour son film, des acteurs, amateurs pour la plupart (cela se voit à leur visage, mais aussi à leur manière de se déplacer ; ils ne sont ni maquillés, ni filmés à leur avantage) , qui se connaissaient avant le film et qui gardent leur vrai nom à l'écran, afin de paraitre le plus crédible possible, et de ce fait de faire de nouveau naitre le réel, c'est aussi par ce souci de réalisme que le film a été tourné en seulement vingt jours, dans la région de Portland au Etats-Unis, dans un ancien lycée désaffecté.

Une autre méthode employée dans le film et qui fait surgir le réel est la conception des dialogues et la manière dont ils sont filmés. Les dialogues sont réduits à leur plus simple expression, ils semblent très peu travaillés, comme pour ressembler le plus possible à la réalité, la mise en scène recourt à des procédés qui ne sont pas du tout ceux d'un film « classique »: plans-séquences, plans larges, travellings et aucun effet de champ/contre-champ alors que les films « classiques » y recourent sans cesse pour mettre en scène les dialogues.

C'est donc ainsi que le film est tourné comme un documentaire, affectant une apparente absence de narration, alors que les procédés narratifs et esthétiques y existent, comme en témoigne la scène filmée dans le couloir, où John et Elias se saluent tandis que la jeune fille timide passe en courant, scène montrée trois fois, du point de vue de chacune des trois personnes qui y figurent ; cela aurait été différent dans un film « classique » dans lesquels la volonté narrative est presque toujours affichée.

Bref, Elephant est avant tout une expérience, dois-je préciser qu'il a obtenu la palme d'or à Cannes en 2003?
Bouquinages
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le 23 oct. 2010

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