On raconte qu’un aveugle qui tenterait de se représenter la physionomie d’un éléphant en le palpant de ses mains ne parviendrait pas à envisager globalement ses contours. Selon qu’il toucherait le buste, la trompe ou la queue, il se figurerait un animal différent. Gus Van Sant est à la fois ce sujet non voyant et le mage extralucide qui organise la cérémonie. Il procède avec le fait divers comme objet mystère et avec le cinéma comme sens tactile. Eu égard à ses prestigieuses médailles (Palme d’Or et Prix de la Mise en scène cannois), à son titre imposant et à sa source d’inspiration (la tuerie de Columbine le 20 avril 1999), on pourrait s’attendre à quelque chose de massif, une force de frappe, une sorte de blockbuster d’auteur. Or le film étreint immédiatement par sa délicatesse et sa douceur, avec ses ciels d’automne sur fond de Sonate au clair de lune et ses travellings flottants, suaves, fluides jusqu’à la liquidité, pareils à ceux d’un œil porté par le vent. En apesanteur, comme si l’orage qui couve au-dessus de l’établissement suspendait ses foudres. L’incroyable légèreté du dispositif n’est pas une donnée de départ passant par pertes et profits les complexités du monde réel mais, au contraire, le fruit d’un méticuleux travail d’allégement qui consiste à accueillir toutes les hypothèses pour mieux en dénoncer le schéma causal et saper l’évidence des réponses préfabriquées. Aux paroles, le cinéaste substitue l’incertitude, le non-dit, l’abstraction. Et de cette évanescente architecture formelle, transpercée d’une lumière éblouie, émanent tout le mystère et toute la beauté du teenage, assurance radieuse ou envie lancinante de rentrer sous terre, cool attitude ou détermination fervente à accomplir tel but personnel. À la fois espace de communication intermittente, cocon d’une indécidable liberté et milieu incubateur de solitude, de refoulement, de vexation, le lycée est cette ville dont les princes sont des kids, aériens ou ténébreux, empreints d’une langueur toute particulière. À elle seule, la somme de leurs gestes, attitudes et déplacements esquisse comme une mythologie apollinienne de l’adolescence.


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Pour aimer tous les êtres humains, il suffit de les imaginer dans leur cercueil, juste après leur mort, notait Albert Cohen. Car une échéance funeste pèse bien sûr au-dessus de ces jeunes gens. Pour peu que deux d’entre eux se croisent, le suspense criminel rejoint la vision élégiaque : leur salut amical sera peut-être le dernier. Saisi dans un discret ralenti, il ressemble à une seconde d’éternité. Son horloge interne étant faite de boucles, d’involutions, de plis et de replis, le récit prend des allures de disque rayé, sautant toujours sur le même sillon. Ce point récalcitrant, c’est l’évènement qui pulvérise l’enchaînement gracile des séquences, l’instant d’après qu’on ne peut filmer qu’une seule fois. Chaque individu est un vecteur solitaire portant avec lui son abscisse et son ordonnée, son rythme et sa mesure. Si pour le cinéaste aucune cause (psychologique, sociologique) ne saurait rendre compte du basculement dans la violence, c’est que toutes sont prises dans une dynamique qui entraîne indistinctement tueurs et victimes vers leur sort respectif. Mais il suffit que deux trajectoires cessent soudain de se longer harmonieusement pour qu’elles forment un nœud de fixation. La chambre des assassins déroge ainsi aux règles de conduite du lieu public en apparaissant dans un lent panoramique circulaire. À l’écart de la circulation généralisée, leur action meurtrière est d’abord rupture topographique. Clôturés sur eux-mêmes, ils ne sont plus aptes à réintégrer le grand ballet collectif. L’épisode qui les concerne s’apparente d’ailleurs à un remake indirect de Gerry : même contre-plongée sur deux garçons examinant un plan, même immersion dans une expérience limite. Le shoot them all auquel s’adonne Eric est une reproduction infographique du film précédent : idéale élégance consistant à ne pas désigner de coupables hors de soi. Accident de la circulation sur terre, carambolage de nuages dans le cosmos. Coups de feu au réfectoire, coup de tonnerre dans l’azur. C’est le même univers.


L’exercice de contemplation est tel que les cheminements de l’image et les entrelacs de la narration épousent ceux de la pensée. Les corridors immenses désignent une zone intermédiaire entre le paradis et l’enfer. Les ados y exécutent d’incessants parcours qui semblent prisonniers d’une intransitivité fondamentale, comme s’ils étaient mus par une sorte d’instinct réflexe les conduisant à la giration perpétuelle. Tout paraît amorti, feutré, les déambulations, les voix, l’écho des pas et des conversations venues de chaque coin de ce lycée-labyrinthe. La mémoire d’Elephant est celle d’un environnement sous hypnose, d’un réel anesthésié et steady-camé, faisant pencher le high de high school vers son acceptation narcotique. L’emploi des longues focales plonge les arrière-plans dans l’indistinct et le brouillard ; lorsque la caméra fait le point sur le personnage qu’elle suit, elle tient la majeure partie du cadre dans le flou, de sorte que la figure se détache nettement du fond, que la déconnexion nodale est visible partout et continuellement. Le choix d’un format carré met en valeur la profondeur de champ et réduit l’espace autour des êtres pour suggérer une impression d’enfermement à l’intérieur d’un long tunnel. C’est de ce type de radicalisme visuel que le film tire sa force : ne pas dire l’altérité fantôme mais la montrer, faire en sorte qu’elle asphyxie l’écran, qu’elle se constitue sensoriellement. La démarche permet d’accueillir et d’apprécier à leur juste mesure les points d’ancrage, de respiration précieuse, qui sont ménagés à plusieurs endroits : ces "moments d’être" où le contact est rétabli fugitivement, avec toute sa densité qualitative. Lorsque Michelle, sur le terrain de sport, s’arrête et regarde rêveusement en l’air, lorsqu’Acadia dépose un baiser sur la joue de John, lorsque ce dernier s’amuse avec son chien Boomer, se produisent de brèves et subtiles épiphanies où le fait d’être là s’éprouve dans son entière plénitude, où l’ici frémissant se détache de l’higher engourdi.


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Dès lors, quand la mort frappe aveuglément, on assiste à un sursaut vital, un retour agressif du monde. Les corps retrouvent de leur pesanteur, les mouvements de leur syncope, la bande sonore se charge d’occurrences incongrues : des bruits d’eau qui coule, des chants d’oiseaux exotiques, des cris d’oies et de canards, c’est-à-dire une nature à l’état sauvage, une jungle primitive, un chaos primordial. Elephant montre comment l’assoupissement du lien au réel conduit implacablement à l’insensé. L’air se charge lentement d’électricité statique avant la déflagration qui rétablit le courant par les extrêmes. La Watt High School (nom significatif) est un noyau autour duquel gravitent des lycéens-électrons, eux-mêmes groupés en plusieurs couches définissant différents niveaux d’intensité. La structure cyclique signale un changement d’orbitale, comme un épuisement combinatoire des possibles. Forme parfaite pour décrire la part d’aléatoire, l’absolue absence de prises offertes au discours. Angelot blond dont le père est alcoolique, tête de turc relégué au fond de la classe, boulotte binoclarde sujette à brimades, fashion-victims anorexiques qui vomissent leur cuillerée de brocolis à peine sorties de la cafétéria, gamins s’esclaffant d’un défilé nazi à la télévision avant de commander des armes en ligne : autant de fausses pistes, de signes lacunaires, de pièces d’un puzzle inachevé qui interdit toute perspective d’ensemble. À l’opposé de Michael Moore opérant en polémiste dans son réquisitoire Bowling or Columbine, Van Sant concentre un point de vue neutre, indiciel, décrassé de tout pathos, sur les traces d’un incident tragique. Rien n’est démontré, pas de clés, pas d’engrenages irrépressibles de la violence sociale. Il n’explicite aucune origine plausible au surgissement de l’horreur mais le définit comme un simple bug inexpliqué du système, trouée soudaine d’une fiction devenue folle. Le monstre, ce n’est pas quelqu’un mais l’instant précis du passage à l’acte. La stupéfiante réussite de l’entreprise tient dans sa faculté à combiner cette hauteur de vue avec un souci constant d’ouverture à la particularité de chaque rencontre, des principes de mise en scène d’une rigueur géométrique avec une capacité d’accueil renouvelée à chaque plan, la lucidité analytique avec la pureté esthétique, tout en soumettant la morale du regard à sa proximité compassionnelle.


Un éléphant, c’est vrai, ça trompe énormément. Voilà ce que le film révèle en se débarrassant de ses amulettes : qu’il n’y a ni au-delà (vérité ultime), ni en-deçà (trésor sémantique enfoui), rien que du plein, de l’intimité, de l’humain. Elephant se rapporte sans cesse à lui-même dans sa méthode archéologique : arpenter les couloirs, fouiller tous les recoins, même les plus organiques. Découvrir sur le sol d’autres empreintes que les siennes, et sur les parois, dans le faisceau de l’objectif, des fresques occultes, des hiéroglyphes. Revenir sur ses pas, tourner en rond. Réaliser qu’au fond de chaque impasse le mur sonne creux. On perce. De l’autre côté, une nouvelle pièce déserte. Et ainsi de suite jusqu’au carnage terminal, le cimetière, un tombeau. Alors que le sujet s’y prêtait, nulle leçon n’est dispensée sur le glissement du monde vers la barbarie. Van Sant refuse les élucidations rassurantes tout comme leur emboîtage logique. Qu’il y ait du désespoir, de la frustration ou de la folie derrière l’ordre ou la normalité, c’est évident : le cinéaste le donne sans cesse à voir ou à penser. À bien des égards, la pulsion de mort fait partie intégrante du tableau, elle en est la couche d’impression invisible, le ressort inavouable d’une séduction agissant comme un poison. Installé dans une agréable prison, on ne ferait rien pour en sortir. Mais une prison, même consentie, même désirée, est un lieu où l’on étouffe. Une fois qu’on en a fait le tour, il reste un angle mort, celui où l’on s’abîme une fois pour toutes, sans rien avoir vu venir. S’il est montrable, ce moment demeure impensable. Les corps tombent, les esprits hagards peinent à lever le voile ouaté de la routine, et pourtant l’indicible est à l’œuvre. La légende de l’aveugle et de l’éléphant se vérifie : tourner sans fin autour de la chose ne permet pas d’en déterminer la nature. Là réside précisément la puissance de cette mélopée funèbre et poétique, qui choisit de ne rien dissimuler des abîmes que la réalité, si souvent, nous ouvre.


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le 26 déc. 2022

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