Sans éclats, sans cris, sans douleur apparente, bienvenue dans l’apocalypse ouatée de la civilisation moderne.
Elena, récit russe par excellence, conte l’amour filial et la violence de dilemmes affectifs, le déchirement entre les classes et les moyens qu’on trouve pour échapper à la violence d’un système. A ceci près qu’il oblitère volontairement tout souffle, voire toute âme. La vie est un quotidien fait de gestes précis, mécaniques permettant à l’appartement luxueux de rester intact. Propre, lumineux, magnifié par une photographie impeccable, celui-ci propose un découpage singulier de l’espace, où l’on confond un temps l’épouse et la bonne. Lit séparés, chacun sa télévision, la vie se perpétue entre silence et rituel des repas, du lever et du coucher.
Lorsque Elena va chez son fils, chômeur d’une banlieue lépreuse, on la surprend à reproduire le même geste, celui d’éteindre l’ampoule du pallier, signe évident d’un rôle identique réparti sur deux pôles, entre lesquels elle devra choisir.
Dans cette atmosphère feutrée ou aucun mot ne dépasse des phrases, formulées avec la même rigueur que sur un testament, la mise en scène au cordeau et la musique de Glass instaurent une tension croissante. Une scène de déplacement en voiture, ou en train devient l’objet d’une attente angoissée du spectateur, convaincu que cet univers ne peut se maintenir sur cet équilibre sans, tôt ou tard, imploser.
La force du film est de montrer cette brisure comme allant de soi, sans discontinuité avec le quotidien. La même virtuosité du plan séquence souligne un lever du soleil, l’effacement du testament ou l’invasion de l’appartement du mari disparu : vie et mort semblent s’annihiler, et les êtres qui vivent peuvent le faire parce que la survie est l’alibi essentiel à la perte de toute conscience.
D’une discrétion magistrale, Zviaguintsev pose ça et là des indices de l’impossible compréhension des personnages entre eux. Nul n’a accès à la démonstration d’amour de la fille à son père sur son lit d’hôpital ; nul ne peut comprendre l’amour d’une mère pour un fils chômeur qui vit à ses crochets et engrosse sa femme en dépit du bon sens.
La Russie est un champ de ruines qui n’offre rien : la téléréalité, omniprésent bruit de fond, est le seul point commun entre deux classes nettement séparées. Aux uns, l’intérieur cuir d’une berline et la salle de sport privée. Aux autres, les bastons aux pieds des cheminées de centrales nucléaires.
Crime sans châtiment, Elena propose le déclin total et anesthésié d’une société qui fonctionne en vase clos, et dans laquelle la plus grande erreur ne semble pas de tout faire pour aider les siens, mais bien de donner la vie dans un monde sans avenir.
Lors d’une séquence subreptice, le train dans lequel Elena se trouve pour rejoindre son fils et lui donner l’argent repart après s’être arrêté. On aperçoit un cheval et son cavalier allongés sur la voie, l’espace de quelques secondes, comme un adieu à la beauté d’un monde encore habité par la grâce, tel que Tarkovski le filmait. Ici, la virtuosité de la mise en scène de Zviaguintsev, qui semble s’inscrire dans son sillage formel, s’acharne surtout à dire en silence la fin de toute transcendance.
Sergent_Pepper
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Sergent_Pepper

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