Gare du Nord, gigantesque fourmilière humaine sur laquelle s'ouvre le film : une première scène inspirée à Robin Campillo par la réalisation de Siodmak Les hommes le dimanche, tourné dans Berlin avant la Seconde Guerre mondiale.
A l'instar de son illustre prédécesseur, le cinéaste filme la rue et les gens qui traînent aux abords de la gare, la caméra s'attardant sur une bande de jeunes, bruyants, à l'activité floue, qui semblent parasiter ce lieu de passage aux trajectoires très codées, prenant possession de l'espace d'une façon inhabituelle et anarchique.


Emergeant de la foule des voyageurs, un homme se détache : costume sombre et sacoche en bandoulière, la cinquantaine élégante, conscient de la proximité du groupe hétéroclite des jeunes immigrés qui gesticulent, rient et s'invectivent dans un brouhaha indescriptible.
L'homme, comme mû par une pulsion, s'insinue, repère l'un d'entre eux, l'isolant par son regard insistant, et capte son attention avant de le suivre et de l'aborder, à l'écart des autres.
Jeu du chat et de la souris, sourire gêné de l'homme face à l'adolescent qui le toise, impassible et quasi provocant.
-Bonjour, tu t'appelles comment ?
-Marek, and you?
-Moi c'est Daniel
-What do you want ? I do all : it's 50€


Tout est dit, mais à défaut d'hôtel, Daniel quitte Marek, lui griffonnant son adresse sur un bout de papier, tandis qu'il lui demande, presque avec douceur :"Porte de Montreuil, tu connais ?"
Fin du premier chapitre, il y en aura quatre, aux titres littéraires et évocateurs : "sa majesté la rue" suivi d'une "fête" un peu particulière , sans doute l'une des scènes les plus fortes du film.


Un appartement moderne et froid, confortable mais sans chaleur et sans âme, un endroit où Daniel ne fait que passer, et c'est dans ce décor aseptisé qu'on le retrouve, en tenue décontractée cette fois, polo et baskets blanches, debout, son regard embrassant la vue qu'on découvre derrière les larges baies vitrées du salon.
Coup de sonnette, interphone, quelques minutes s'écoulent : Daniel se trouve nez à nez avec un gosse, bavard et leste comme un singe, qui contre toute attente affirme être Marek, et s'introduit dans la pièce, bientôt suivi de ses acolytes déjà passablement éméchés.


Et la fête, dûment orchestrée par le plus âgé d'entre eux, Boss, le russe blond et beau gosse, se met en place, au grand dam de Daniel, partagé entre stupeur et fascination.
Fascination, oui, pour ce chef de bande malin, à la fois mauvais et brillant, ce "Peter Pan et ses enfants perdus", joyeux, cruel et égocentrique, sorte d'alter ego plus jeune et plus fou, sans doute celui qu'il aurait aimé être dans une autre vie.


Et c'est devant un Boss torse nu, qui exhibe complaisamment des muscles encore juvéniles et se raille de l'homme vieillissant, de ses appareils de musculation, de sa volonté de "rester jeune", que Daniel s'exécute, se déhanchant avec les autres au rythme de la house music, sonné, mais presque indifférent à la mise à sac organisée de son appartement : "sois une victime consentante et prends du plaisir" crie le Russe, en lui versant généreusement une rasade de whisky.


Secouer les oripeaux du vieil homme, se libérer de l'emprise des choses, devenir un étranger à ses propres yeux, pouvoir s'étonner, n'est-ce pas le fantasme ultime, alors même que Daniel est pris en otage dans son appartement?...
Ce que résume parfaitement le cinéaste :



Je pense que dans nos vies, deux aspirations contradictoires sont en lutte : le besoin de paix et la poursuite du bonheur. Or on réalise que ce qu'on désire pour la paix, c'est à dire en gros la sécurité et la propriété ne produit pas de bonheur."



C'est pourquoi la notion de risque est fondamentale : draguer Marek à la gare c'était céder au désir d'aller au contact de l'inconnu, se mettre en danger, et donc prendre des risques, comme le lui fait remarquer Boss : "c'est toi qui es venu nous chercher à la gare", sous-entendant "à tes risques et périls".


Et de ce désir sexuel tarifé d'abord, négocié ensuite, de ce commerce amoureux qui lie les deux hommes et se nourrit de leurs blessures et de leurs manques : solitude affective pour l'un, traumatismes de la guerre pour le jeune Ukrainien, naît un lien fort, métamorphose du désir, où l'homme mûr se découvre père et responsable, envers et contre tous.
Une belle évolution traitée avec pudeur et sensibilité, la grande réussite du film, mais une oeuvre intense, troublante et dérangeante aussi, une histoire d'amour où dans cette relation père fils tout reste à réinventer.

Créée

le 29 mai 2014

Modifiée

le 31 mai 2014

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Aurea

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