Dunkerque – L’Opération sans Dynamo

Il fallait bien que ça arrive un jour… A force de nombreux coups d’audace, Chris Nolan a fini par faire un pari perdant. Dunkerque, cet épisode tellement singulier de la Seconde guerre mondiale : des Alliés pris par surprise, des armées qui se décomposent face au rouleau-compresseur allemand, une rude bataille dans les faubourgs de la ville, des bombardements sur la plage, des destroyers terrassés par les raids de la Luftwaffe, et tout cela pour remplir un objectif devenu presque impossible : fuir… Il y avait vraiment un truc merveilleux à faire avec ça… Il y avait de très belles choses à dire sur la guerre, sur l’abnégation d’un pays à ne pas céder malgré l’apparente invincibilité de l’adversaire… Le risque était peut-être de faire un film prévisible justement. Or, c’est clair qu’on sent régulièrement la volonté de Nolan d’aller sur un chemin original ; de ne pas traiter cet événement comme tout le monde aurait pu s’y attendre. Et honnêtement, c’est tout à son honneur… Mais bon, à trop se concentrer sur ce qu’il ne voulait surtout pas faire, j’ai l’impression que Nolan a fini par se perdre, et surtout par perdre le sujet qu’il traitait en cours de route. Alors OK, c’est culotté de ne pas vouloir traiter une grande bataille de manière conventionnelle, de masquer l’ennemi, de se focaliser essentiellement sur l’évacuation et ses difficultés. C’est culotté mais, sur moi, ça ne marche pas du tout. On voit des gens qui deviennent fous pour ne surtout pas retourner à Dunkerque, mais à aucun moment on nous a fait vivre et ressentir l’enfer de Dunkerque. Sûrement cela devait être le rôle de cette introduction où on voit les héros se faire canarder dans la ville et où ils se doivent de subir le bombardement d’un Stuka par la suite. C’était un excellent début certes (le moment que j'ai préféré du film d’ailleurs), mais le problème c’est que cette scène peut clairement être perçue comme le préambule d’un déluge, pas comme le déluge en lui-même… Ça n’en a ni l’ampleur, ni la force, ni l’intensité… Et c’est là pour moi un premier problème du film. On nous dit beaucoup de choses, on nous suggère beaucoup de choses, mais au final on ne les vit jamais, on ne les ressent jamais, si bien que l’enfer de Dunkerque, eh bah il ne s’incarne jamais vraiment à l’écran.


C’est bien gentil de faire pleuvoir des prospectus allemands qui disent « vous êtes cernés », mais à un moment donné, pour comprendre et surtout partager l’état des personnages il faut que cet encerclement se sente, se voie. On doit ressentir l’étau qui se ressert. Mais là : rien. C’est bien gentil aussi de dire qu’un chalutier est dangereux à utiliser parce qu’il se trouve dans un périmètre proche de la ligne allemande. Mais au bout d’un moment, ce n’est pas juste deux ou trois balles tirées dans la coque qui transmettent cette impression d’étau insurmontable


. Et c’est malheureusement un peu le cas pour tout : il va falloir se contenter d’un bombardier Heinkel et de deux Stukas pour se faire une idée de la menace aérienne. Certes, on évite le déluge classique d’une scène de bataille telle qu’on aurait pu l’attendre, mais pour le coup c’est bien affadir ce qu’à été Dunkerque et la manière dont les personnages prétendent le vivre. En vrai, des cuirassés se sont retrouvés éventrés et échoués sur la mer. Les combats ont été très violents. Et ça a aussi été le cas dans les faubourgs ! Là, on ne voit rien de tout ça. On cherche à éviter le m’as-tu-vu. Soit c’est louable. Mais c’est aussi diablement inefficace. Parce qu’à vouloir éviter beaucoup de clichés, Nolan en vient finalement à éviter son propre sujet. Alors après, on pourrait se dire : « oui il a voulu faire de l’évacuation son sujet ! Pas la bataille ! » Soit. Mais là non plus,pour moi, ça ne marche pas. Comment tient-on 1h45 avec une évacuation où la pression de l’ennemi n’est pas palpable ? C’est d’ailleurs pour régler cette question là que Nolan a aussi tenté quelque-chose de très risqué : il a tenté une fragmentation de la narration en trois lignes de temps, afin que l’on puisse enrichir les points de vue sur la situation. Seulement – problème encore – cette fragmentation n’est pas lisible du tout, et il faut un certain temps avant de comprendre vraiment comment tout cela marche.


(Franchement, chapeau aux gars qui ont tout de suite compris que les trois indications temporelles en début de film indiquaient trois durées différentes. Moi quand j’ai vu « 1. The Mole. One Week » je me suis dit qu’on m’annonçait que cela faisait une semaine que la bataille avait commencé. Puis quand on m’a annoncé pour les deux autres parties « One Day » et « One Hour », j’ai été davantage largué et j’en suis venu à me dire qu’on devait être face à un décompte. Mais il m’a fallu attendre la FIN du film pour enfin obtenir la certitude qu’en fait on évoquait trois durées différentes !


) Parce que bon – franchement – faire ce choix de narration là sur trois durées, ça ne fait que complexifier l’intrigue et totalement hacher son rythme. On passe de l’un à l’autre. On a du mal à cerner les concomitances. Il est du coup aussi bien difficile de procéder à une véritable montée en intensité car chaque arc a sa propre temporalité. Si bien qu’au final, moi je ne suis pas parvenu à me laisser happer par une dynamique d’ensemble. On voit juste des personnes en train d’essayer de traverser la mer dans un sens ou dans l'autre. Des idées sont énoncées. Parfois elles ne se clarifient que bien tard (J’en ai compris certaines qu’en sortant de la salle !


Par exemple cette idée qui visait à montrer à quel point certains étaient usés de prendre un bateau, de le voir couler, et de devoir retourner à Dunkerque pour en prendre un autre. Pour le coup, l’histoire était tellement fragmentée, que je n’y avais pas forcément prêté attention…


En somme, ce qui est embêtant avec ce film, c'est que la plupart des artifices et choix qui ont été pris par Nolan finissent toujours par dysfonctionner sur le long terme. Et c'est d'un triste ! Parce qu'au fond il y en a des choses qui méritent d'être sauvées de la noyade ! Ne serait-ce que formellement, le film multiplie les merveilles. Pour le coup, tourner en pellicule, en IMAX 70mm, au format 1/1,43, et qu'avec du vrai matériel physique, pour ce film, ce n'est clairement pas anodin en termes d'expérience de cinéma. C'est magnifique. C'est même à tomber. Cela donne d'ailleurs lieu à quelques scènes fantastiques (


je pense notamment - encore une fois à la scène d'introduction - mais aussi à la plupart de combats aériens, à ce plan incroyable de soldats qui se crispent sur leur digue à l'approche d'un Stuka ; ou bien encore à ce survol presque onirique de la plage de Dunkerque par ce Spitfire au moteur arrêté


). Du coup, forcément, ça n'en est que plus rageant que ce "Dunkerque" s'emmêle à ce point les pinceaux sur tout le reste. OK, j'entends qu'à vouloir éviter les retouches numériques on se retrouve par conséquent qu'avec si peu de machines engagées. J'entends aussi que du coup on veuille à ce point éviter les combats. Mais bon, au final, ces exigences d'esthètes plastiques font qu'on se retrouve avec une oeuvre qui multiplie les artifices narratifs inutilement complexes et embrouillés pour essayer de combler le vide sans y parvenir... (Et je vais être gentil en évitant de parler de la musique...) Au final donc, ce qu'on gagne en jolis plans, on le perd en rythme, on le perd en intensité, on le perd en empathie et en projection sur les personnages. Et c'est franchement horrible que de se dire qu'à l'arrivée, ce film a manqué de presque tout. Il a manqué d'ampleur, il a manqué d’enjeu, il a manqué de propos, il a même manqué d’humanité… Pour le coup, difficile d'esquiver le reproche habituel qu'on peut faire au cinéma de Nolan, celui qui consiste à dire que c'est un cinéma froid. Jusqu’à présent, face à cet argument, je savais lui opposer une narration et un propos virtuoses. Là, "Dunkerque" me prive clairement de toute riposte. C'est vrai... Ce film il est froid, terne, plat. C’est triste donc... Mais bon ça arrive… Ça arrive même aux meilleurs. Ce n’est pas grave, il ne nous reste plus qu’à attendre deux ans… Et là alors, on aura peut-être la chance de revoir un autre coup d’audace de Nolan, ce coup-ci un coup gagnant… Après tout, on peut perdre une bataille, mais pas forcément la guerre…

lhomme-grenouille
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le 16 sept. 2017

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