S’il faut le voir pour le croire, alors nous croyons rapidement : en une poignée de scènes seulement, Dune flatte la rétine par ce visuel duquel germe une floraison de lumière et de clair-obscur, imprime notre imaginaire par une poésie aux effets au long court et remue nos tripes par un design sonore qui semble émerger des entrailles du cosmos... Ce qui étonne, ou fascine, ce n’est pas tant l’originalité du propos – au fond, calqué sur celui des grandes tragédies grecques – que la manière avec laquelle Villeneuve réinvente le blockbuster US : à mille lieues des productions Marvel et consorts, bourrées de frénésies idiotes et d’esbroufes insipides, il prend le parti de l’émerveillement patient et durable, de la lente maturation des sentiments et des émotions. La vieille chimère du blockbuster d’auteur semble alors se manifester sous nos yeux, nous rappelant une époque lointaine où le cinéma savait prendre son temps pour faire émerger des univers et des continents, où les cinéastes passaient leur temps à être de véritables conteurs d’histoires. Il fallait bien ça, sans doute, pour réussir là où Jodorowsky et Lynch ont échoué, pour transposer enfin à l’écran le roman-fleuve de Frank Herbert (1965).


Le rapport aux œuvres mythiques, autour desquelles s’érigent bien souvent d’immenses “interdictions de toucher”, est un domaine dans lequel Villeneuve a déjà fait ses preuves en donnant à Blade Runner une suite digne de ce nom. On s’en souvient, avec 2049, il avait eu le bon goût de s’approprier, de renouveler, l’univers de Ridley Scott plutôt que de vouloir vainement l’imiter. Il en va de même avec Dune, le cinéaste cherchant moins à mettre des images sur les mots de Frank Herbert qu’à en extraire la substantifique moelle. On retrouve ainsi ces thématiques futuristes qui résonnent avec notre propre présent, évoquant notamment le dérèglement climatique, les dérives de l’exploitation de l’homme et des ressources, ou encore le choc des cultures et le fanatisme religieux.


On retrouve surtout un cinéaste qui nous livre sa propre version de Dune, restant fidèle à la profuse mythologie du roman (la guerre entre la Maison des Harkonnen et celle des Atréides, les enjeux de l'Epice, les différentes tribus avec leurs coutumes et dialectes, sans oublier ces figures mythiques que sont les vers géants...), tout en y incorporant son propre univers esthétique (les vaisseaux rappelant ceux d’Arrival, le jeu sur les couleurs et les textures évoquant le visuel de 2049...). Bien sûr, en se voulant puriste, on pourra toujours pester contre cette adaptation qui, à force de trop simplifier ou expliciter, se prive d’une partie de la densité de l’œuvre originale. Mais, reconnaissons-le, il était sans doute difficile de faire autrement. Par contre, on peut regretter que certains personnages soient délaissés ou mal exploités (comme ceux interprétés par Oscar Isaac, Josh Brolin et Chang Chen), et surtout que la réflexion sur le mystique demeure à l’état embryonnaire. Plutôt que de creuser cette thématique, et en épouser ainsi la densité (comme il avait pu le faire avec 2049 justement), il se satisfait d’une simple évocation des rites et des croyances, il se contente vaguement d’esquisser la trajectoire d’un messie. Le fond passe au second plan, la priorité étant faite à l’épique, au fantastique, à l’immersion dans l’univers de Dune.


Et c’est bien à sa création, à sa lente et patiente édification, que l’entièreté de cette partie est dédiée. Si les images sont splendides, la mise en scène évite le tape-à-l'œil au profit d’un esthétisme au potentiel évocateur (le jeu sur les couleurs désaturées traduisant la complexité des êtres, évitant l’évocation d’un monde binaire). La part belle est faite à l’épique, bien sûr, avec cette profusion de morceaux de bravoure (l'attaque d’Arrakeen par les Harkonnen, la rencontre avec les Shai-Hulud (ou vers des sables), etc.), avec cette envie de traduire par l’image l’intensité de tout un univers (le vol à bord des ornithoptères, les plans larges sur les foules immenses...). Il y a une volonté surtout de donner toute sa consistance à un imaginaire, en travaillant les textures et les matières (le sable devient un personnage à part entière, le désert se transformant en océan tumultueux et dangereux) ainsi que les sonorités (la musique de Hans Zimmer et les chants messianiques donnent au cheminement de Paul son tempo dramatique). Indéniablement, on en prend plein la vue avec cet esthétisme épuré, dénué d’effets appuyés (fond vert, CGI), redonnant ses lettres de noblesse au space opera.


Film épique et spectaculaire, mixant le cinéma de Lean avec celui de Star Wars, Dune se veut aussi et surtout un film profondément humain. Comme ce fut le cas dans Arrival et 2049, Villeneuve met l’individu au centre de son écran et observe les manifestations de son humanité. L'histoire s’y prête d’ailleurs parfaitement puisqu’elle évoque une humanité orpheline de ses terres, de ses racines, voyageant avec ses croyances et sa vanité, obligée de combattre sa peur pour survivre, obligée de croire en un idéal plus grand qu’elle pour espérer. L'univers du désert se prête d’ailleurs à quelques métaphores que Villeneuve ne se prive pas d’exploiter, exaltant ce corps porteur d’eau au milieu d’un univers aride (avec la belle idée du recyclage de l’eau corporel qui maintient la vie dans un territoire de mort), mettant en avant ces êtres qui sont autant de grains de sable constitutif d’un grand tout. La mise en scène du Canadien tisse une proximité organique avec ses personnages, nous laissant voir leurs forces, leurs faiblesses, leurs doutes et leurs failles. Une réussite qui doit beaucoup, également, à la prestation de ses acteurs principaux, Timothée Chalamet et Rebecca Ferguson.


Sa science-fiction se fait alors doucement émouvante lorsque les scènes intimes arrivent, lorsqu’une mère et son fils en viennent à occulter le reste du cosmos : Lady Jessica aide son fils Paul à grandir, le guidant dans sa voie (ses indications pour le contrôle de la Voix) et l’épaulant dans les épreuves (le soutien moral qu’elle lui adresse lorsque sa main est prisonnière de la “boite”), l’accompagnant jusqu’à la réalisation de sa destinée : être le messie de sa communauté, être digne de ses pairs et de son histoire, être un grand homme tout simplement. Au fin fond de l’univers, avec Dune, l’humanité n’est pas oubliée ou minorée, elle est sacralisée.

Procol-Harum
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le 17 sept. 2021

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