Drug War
6.9
Drug War

Film de Johnnie To (2013)

Le plus froid des monstres froids

Depuis quelques temps 杜琪峰 [Johnnie To] lorgne vers la Chine continentale et son public. Cependant avant 毒戰 [Drug War] il s'agissait surtout d'une tentative de conquérir ce marché sur le plan économique par des films peu ambitieux artistiquement. Cela peu paraître discutable comme pratique, toutefois il a le mérite d'utiliser au moins en partie l'argent de ces films pour le réinvestir à Hongkong et essayer de faire vivre un cinéma (et surtout des polars) plus ambitieux artistiquement mais ne se vendant pas forcément très bien et n'étant parfois pas du tout distribué en Chine Continentale (par exemple il y a le cas emblématique pour ne citer que lui de 黑社會以和為貴 [Election 2] classé catégorie III à Hongkong et totalement censuré en Chine continentale du fait de la noirceur mortuaire de la métaphore politique que propose ce film, ou encore plus récemment 樹大招風 [Trivisa] un polar trop méconnu sous forme d'un beau baroud d'honneur). Avec Drug War il cherche cette fois à développer un film ambitieux sur le plan artistique en Chine Continentale.


Évidemment là bas Johnnie To doit faire face à la censure. D'autant qu'au moment où il fait Drug War, faire un polar en Chine continentale relève de la gageure. Ainsi le fait que ce film sorte est un tour de force. Peu après ce film, le polar a commencé à davantage émerger de Chine continentale. Je ne sais pas si c'est dû à Drug War mais c'est un phénomène qui mérite d'être suivi.


Pour ce film Johnnie To choisit de filmer à Tianjin, pas dans les endroits les plus incarnés qui soient, hormis peut-être concernant les scènes se déroulant dans un port et près d'une école. Par contre dans ce film est tout de même présent le savoir faire de Johnnie To concernant le polar où il filme avec précision comme à son habitude le travail de spécialistes, certains du côté de la criminalité et la majorité du côté de la police. De plus il nous gratifie de quelques scènes de fusillades intenses qui, sans être ses plus inspirées, tiennent bien la route.


Johnnie To fait du criminel le plus important de son film, un Hongkongais, pour avoir davantage de latitude pour lui créer une personnalité tout en évitant trop de problèmes avec la censure. Cela contrairement justement aux policiers, eux Chinois continentaux, beaucoup moins développés. Il abandonne aussi une première idée de fin où le personnage principal, Timmy Choi, réussissait à s'enfuir dans le Yunnan. Il valait mieux, là aussi pour éviter les problèmes avec la censure, montrer des autorités Chinoise arrêtant le malfrat afin de montrer qu'en Chine continentale le crime ne paie pas.


Au premier abord je comprendrais que l'on m'objecte que je m'aveugle si je dit que ce film est ambigu moralement. Certes Johnnie To a fait à la fin des années 1990 et dans les années 2000 nombre de polars particulièrement critique de l'évolution de Hongkong avec la rétrocession. Mais bon, il a aussi fait plein d'autres films où ce discours est totalement absent. Et il est vrai que sur le papier dans Drug War les policiers font surtout leur travail, ils le font indéniablement bien et quelque part ne sont pas réellement factuellement réprochable de quoi que ce soit. A l'inverse ce criminel Hongkongais, Timmy Choi, semble ne pas avoir d'honneur, il se comporte de la pire des manières comme si il méritait la peine de mort, comme si c'était cela l'apport de Hongkong à la Chine.


Sauf que tout cela c'est sur le papier. Le film donne à voir quelque chose de moralement plus complexe et les concessions faites pour apaiser les censeurs ne me semblent pas être de l'ordre de la complaisance dans la propagande pour Johnnie To. Loin de là. Au contraire, il me semble qu'il va tout faire, une fois qu'il a fait ces concessions, pour faire un film personnel loin d'une image publicitaire de la Chine, avec de l’ambiguïté morale et surtout un traitement peine de mort qui pour moi est le sujet du film. En tout cas bien plus que le trafic de drogue qui semble plus une excuse qu'autre chose.


Pour cause très vite le ton est donné. Comme dit dans le synopsis fabriquer quelques grammes de méthamphétamines peut mener à la condamnation à mort en Chine continentale et les trafiquants que l'on suit ont participé à la fabrication de tonnes entières. Ainsi ce trafic est surtout l'occasion de nous montrer des criminels qui même si ils se font attraper vivant, ont de fort risque de perdre en espérance de vie.
D'ailleurs pour pousser un peu plus loin l'opposition entre Chine continentale et Hongkong, il faut savoir qu'en opposition à la politique Chinoise du continent, la peine de mort a été abolie en 1993 à Hongkong et concrètement la dernière exécution a eu lieu en 1966.


C'est pourquoi quand Johnnie To développe ses personnages et surtout celui de Timmy Choi vis à vis de cette peine de mort, les choses deviennent tout de suite clairement plus ambiguës comme il le dit lui même (pour la source voir les petites interviews à la fin de cette bafouille) :


« Construction of Louis Koo's character came from researching drug dealers in Mainland China. Basically, those drug dealers usually don't have a lot of moral boundaries. The reason for that is because if you're a drug dealer in Mainland and you get caught, you are definitely going to get the death penalty. There is no other way. So for them, from their perspective, it makes sense to use whatever means they can to escape. »


Et en effet la peur de la peine de mort est une peur véritablement viscérale chez Timmy Choi et cela irrigue l'ensemble du film. De la première fois où ce criminel dialogue avec un ton aux abois, après que son premier face à face avec la police se soit terminé dans une morgue, (littéralement pour dire dès la fin de ce premier dialogue « Je ne veux pas subir la peine de mort, permettez moi la rédemption »), jusqu'à ses dernières paroles.


Ce point rend ce personnage à mon avis profondément empathique au spectateur. En tout cas largement plus que les policiers dont comme dit précédemment on ne connaît que bien peu de leur personnalité hors du travail, ils existent surtout par leur investissement dans celui-ci. Quand ils expriment des sentiments il s'agit très souvent d'un jeu pour se mettre dans la peau d'un personnage dont ils usurpent l'identité dans le cadre d'un enquête. Cela donne un aspect d'exécutants de l'état et c'est tout. Des machines parfois vraiment obtuses, avec un rapport à leur devoir aussi prononcé que rigide, effleurant parfois l'absurde.
A l'inverse aussi indéfendable par ces actions ce criminel soit-il. Il est animé par cette peur viscérale. Cela le pousse à faire des choses inhumaines, à trahir frère et sœur (quasi-littéralement) ou du moins les seuls personnes à qui il arrive à se confier (scène de confession et d'hommage concernant la mort de la femme de Timmy Choi qui est d'ailleurs la scène la plus touchante du film où, faute d'avoir les offrandes appropriées, les criminels n'hésitent pas à brûler du vrai argent pour lui rendre hommage) qui eux aussi risquent la peine de mort. Mais ce sentiment de peur est tout ce qu'il y a de plus humain. Et ce sentiment paradoxalement crée pour Timmy Choi largement plus de proximité et d'empathie avec le spectateur que pour les différents policiers.


Cette humanisation marche d'autant plus que les principaux acteurs Hongkongais que Johnnie To utilise pour ce film (mais surtout, 古天樂 [Louis Koo], incarnant Timmy Choi, les autres ne font que de petites apparitions), sont des acteurs avec lesquels Johnnie To à l'habitude de travailler sur des films ambitieux, ce qui donne un sentiment de familiarité supplémentaire à ces personnages. D'autant que dans le jeu de Louis Koo il y a une fébrilité, dans la voix notamment, qui fait très bien transparaître l'ampleur de sa peur et là où cela le mène.


Et même quand Timmy Choi sauve la vie d'un policier (pas forcément par bonté d'âme mais surtout pour éviter de finir dans le couloir de la mort, cependant de fait il lui sauve quand même la vie) il reste toujours aussi mal considéré. Ainsi le spectateur ne peut que se mettre du côté de Timmy Choi, alors dans l'état de prévenu collaborant pourtant à fond avec les policiers, et se dire que de toute manière il aura beau leur donner tous les gages de sa bonne foi possible, jamais il ne pourra être sûr que ces policiers le prennent réellement en considération. Ainsi du point de vue de Timmy Choi, la promesse qu'en obéissant à la police il échappera à la peine de mort ne semble engager que celui qui y croit. Tant qu'il y croit...


Ainsi pour le personnage incarné par Louis Koo toute morale est mise de côté car il est mû par cet espoir un peu fou d’échapper à la mort en Chine continentale malgré son passif dans le trafic de drogue. En cela il est dans la lignée de personnages d'autres films noirs paranoïaques de Johnnie To comme notamment 暗花 [The Longest Nite], Election 2 ou 放‧逐 [Exilé], où à chaque fois les personnages principaux essayent désespérément de garder prise sur leur destin quand bien même au fond ils ne peuvent que finir dans une impasse.


« Nous manquons de temps »


Au regard de l’ambiguïté morale développée par Johnnie To dans ce film, sa conclusion me semble passionnante.
Johnnie To aurait pu arrêter son film à la fusillade. Les policiers auraient tué Timmy Choi après échange de coup de feu en état de défense légitime. Cette fusillade particulièrement violente est au passage pleine de cette ironie noire qui caractérise le polar à la Johnnie To. Le personnage joué par Louis Koo met toute son énergie du désespoir dans le but de survivre, en délaissant toute morale, tout ça pour mieux se faire arrêter.
Johnnie To aurait pu terminer le film au moment de la condamnation à mort. Non plus.
Il décide plutôt de tout nous montrer. D'ailleurs je n'ai pas l'impression que c'est chose courante que de nous montrer des exécutions dans le cinéma de Chine Continentale. Cela dit je peux me tromper, et serais curieux de voir d'autres films traitant aussi frontalement le sujet (je crois bien que 刁亦男 [Diao Yinan] a aussi traité le sujet mais j’aimerais bien savoir si il y en a d'autres). Cependant il ne nous montre pas cela comme le spectacle d’une exécution publique mais comme quelque chose de clinique et totalement désincarné. Les représentant de l'état sont des fonctions froides, ne décrochant pas un mot et dont le spectateur -à l'image de Timmy- peine à voir le visage. Le seul personnage existant réellement dans cette scène étant le Hongkongais suppliant un dernière fois pour sa vie jusqu’à son dernier souffle. La musique de Xavier Jamaux concluant très bien cette scène et ce film en apportant un prolongement sonore à ce moment glacial.


Après cette fin je me dis que certes le film nous montre une Chine continentale où le crime ne paie pas car une machine implacable veille. C'est bon pour l'image de la Chine... d'une certaine manière. En tout cas le bureau de la censure valide. Cependant là où c'est intéressant et ambigu, c'est qu'avec la mise en scène de cette histoire par Johnnie To c'est justement cette efficacité de l'état qu'incarnent ses représentants qui les fait ressembler plus que jamais aux plus froids des monstres froids, que décrivait un célèbre philosophe Allemand du XIXè siècle. C'est cela qui broie des hommes et les pousse au pire par cette épée de Damoclès qu'est la peine de mort. Même si c'est de criminels dont il est question, ils restent fondamentalement humains et désespérés, ils se retrouvent surtout poussés dans leurs retranchements sans plus rien à perdre.
Autrement dit malgré les concessions que fait Johnnie To à la censure, Drug War apporte à la filmographie de son auteur une expérience en Chine continentale particulièrement ambiguë, qui mérite que l'on s'y attarde, notamment pour cette manière d'aborder frontalement et de manière pas si positive la peine de mort par le biais du polar. C'est loin d'être son meilleur film mais c'est aussi loin d'être son moins intéressant.


PS : Si cela intéresse, voilà deux petites interviews de Johnnie To sur Drug War où il aborde entre autres un peu son rapport à la censure sur ce film :


https://birthmoviesdeath.com/2013/07/19/the-badass-interview-johnnie-to


https://www.mtv.com/news/2770932/johnnie-to-interview-drug-war/

Noe_G

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