Désolé, ceci n'est pas une critique

Bonjour,


Habituellement, je ne rédige pas de vraie critique, je préfère laisser des commentaires concis à l'intérieur de listes que lisent peut-être mes correspondants. J'essaie d'y laisser un ou des arguments, pas définitifs, en tentant de ne pas enfermer le lecteur ou la lectrice dans le tranchant de ma subjectivité.


Ce texte ne sera pas du tout une tentative de raconter les enjeux du film ou de l'analyser (ce n'est pas mon habitude). Simplement, la forme courte ne convenait pas à ce que j'avais besoin d'exprimer.


J'ai attendu des heures avant d'écrire, et bien que je sois plus à l'aise pour choisir mes mots à l'écrit qu'à l'oral, je le fais de façon très modeste, car aucun de mes mots ne peut rendre justice à cette espèce de chef d'oeuvre instantané.


Je suis sorti du film en étant dépassé par l'émotion, mais une émotion très souterraine. Je n'ai pas pleuré pendant la projection ni après (ne me demandez pas pourquoi), et pourtant j'ai été profondément bouleversé par la puissance de ce film, sa beauté esthétique, et sa profondeur humaine.


Je n'ai pas lu la nouvelle de Murakami, dont s'est inspiré cette oeuvre de 3h, et je ne me risquerai pas à discuter de la part de mérite du romancier dans la réussite de Drive my car. Mais, ayant profondément aimé La Ballade de l'impossible, je me dis que, peut-être, le silence bouleversé qui suit la projection a encore quelque chose de Murakami...



Je ne suis pas douée pour parler. Ces derniers temps, c'est toujours
comme ça. J'essaie de dire quelque chose, mais les mots qui me
viennent à l'esprit sont inexacts. Parfois, je dis même tout le
contraire de ce que je veux dire. Si je tente de rectifier, c'est
encore pire. Je finis par ne plus savoir où j'en suis et je ne sais
plus du tout ce que je voulais dire au départ. C'est comme si mon
corps se séparait en deux parties qui joueraient à se poursuivre.
Entre les deux se dresse un énorme pilier autour duquel elles tournent
sans arrêt pour tenter de se rejoindre. Il y a toujours une autre
partie de moi-même qui détient les mots corrects, que je n'arrive
jamais à saisir... (Naoko releva la tête et me regarda dans les yeux.)
Est-ce que tu comprends ? - On a tous plus ou moins la même impression,
tu sais, lui dis-je. On essaie tous de s'exprimer, et on s'irrite de
ne pas pouvoir le faire correctement. (Elle semblait légèrement
désappointée par ce que je venais de dire.) - Ce n'est pas tout à fait
ça, corrigea-t-elle, mais sans me fournir la moindre explication
supplémentaire. (Haruki Murakami, La Ballade de l'impossible, 1987)



Je vous conseillerai également de ne pas le voir un jour de semaine après le boulot, si la journée de travail a été usante ou stressante. Le film demande au spectateur de se rendre disponible pendant trois heures. Mais ce qu'il offre en retour est magnifique. Evidemment, ce n'est pas un feel good movie ou un musical qui donnerait envie de sautiller ou de danser en pleine rue, mais c'est un film qu'on a envie de remercier pendant des heures après l'avoir vu.


Le jury du festival de Cannes lui a donné le prix du scénario. Cette récompense a parfois été remise à des films fort beaux qui ne se résument pas à leur narration (son prédécesseur était le grand Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma). En réalité j'ai l'impression que Ryusuke Hamaguchi a su concilier l'exigence narrative et l'exigence de mise en forme que requiert le cinéma. Et ce n'est peut-être pas si fréquent dans le cinéma contemporain. Parfois, les films qui affichent une certaine ambition sur le fond sont filmés avec moins de personnalité, pour mieux être reçus de manière supposément uniforme par le plus grand nombre. Et, dans le même temps, des auteurs très formalistes s'enorgueillissent de ne pas suivre le scénario s'il existe (le film s'écrit au tournage, il se réécrit au montage etc).


Ici, Ryusuke Hamaguchi (ou est-ce Murakami ?) s'autorise, en particulier dans le dernier tiers, des coups de théâtre qui peuvent surprendre, à l'intérieur de la petite musique bouleversante qui s'élabore et nous atteint petit à petit. Mais il ne s'agit pas vraiment de coups de force scénaristiques dans le but de faire avancer son récit : Hamaguchi ne s'intéresse qu'aux répercussions intimes ou existentielles sur ses personnages (ainsi cela ne dénature pas sa démarche).


Le prix de la mise en scène aurait tout aussi bien pu lui convenir : si on est attentif aux moindres détails, ce n'est pas uniquement le fait du côté romanesque, mais aussi par la qualité de regard du cinéaste. Il n'y a pas un seul plan de raté ou d'approximatif, on ressent toutes les scènes comme si elles avaient la durée idéale etc. Sans parler de la direction d'acteurs et de la puissance d'incarnation des interprètes...


Deux des films les plus marquants de l'année sont basés sur l'idée de trajet. À rebours d'une conception classique du scénario, Titane était une trajectoire tendue, physique (avec des métamorphoses si besoin), un cheminement (pour spectateur averti, on n'est pas obligé de le goûter) vers une part d'humanité perdue. Drive my car suit plutôt le trajet intérieur de plusieurs personnages. Ce trajet intérieur n'est pas conçu comme une aventure, un parcours linéaire semé d'embûches. Ici, le passé s'invite et dialogue avec le présent, quand bien même le film n'a recours à aucun flash-back et respecte l'ordre chronologique du début à la fin.


Curieusement, une large part des confidences intimes se font dans le réceptacle d'une voiture en mouvement (conduite avec une infinie souplesse, je vous laisse découvrir pourquoi). Dans beaucoup d'autres films (ou dans la vraie vie), cela aurait été plutôt en marchant. Par exemple, Mikhael Hers (Memory lane, Ce sentiment de l'été) propose un formidable cinéma de déambulation introspective. L'autre point commun de Hers et Hamaguchi, c'est de travailler subtilement les thèmes de la disparition et de la perte (c'était déjà le cas du film à épisodes Senses).


J'ai trouvé que Drive my car ne souffrait d'aucune longueur malgré sa durée. Tant mieux, car il faut bien 3h pour en apprendre davantage sur les personnages sans les brusquer. Au niveau qualitatif, l'intimité qu'on noue avec eux est sans comparaison possible avec les films qui ne proposent à leurs spectateurs et spectatrices que de tenir la chandelle...


Dans l'histoire du cinéma, les films "modernes" ont parfois été reliés au thème de l'incommunicabilité. Certains films que Roberto Rossellini a tournés avec Ingrid Bergman, et qui ressortent dans certaines salles, en témoignent.
Drive my car est encore travaillé par ça, mais ose peut-être aussi le contraire : d'une part, on continue à être relié aux personnes disparues, et d'autre part, au présent, on n'a pas besoin de parler la même langue pour parler le même langage...

cinelolo

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