"Je vous aime trop pour vous damner"

Dès les premières minutes Coppola établit un parallèle entre Dracula partant à la guerre sous les craintes de sa femme Elisabetha, et Jonathan Harker partant en Transsylvanie sous les craintes de sa fiancée Mina. Ce parallèle se poursuivra par la suite et annonce l’intrigue principale autour de Mina. Mais ce parallèle rend aussi plus flagrant le contraste entre ombre et lumière, chaos et sérénité. Visuellement, Coppola retranscrit d’emblée le caractère religieux du roman de Stoker, son opposition entre saints et damnés, enfer et paradis.
Des décennies après Murnau, dont il reprend les thématiques et une partie de l’esthétique (mêlée à d’autres imageries, comme celle de la Hammer, mais aussi une introduction qui reprend une imagerie de conte médiéval, jusque dans ses excès), Coppola redonne à Dracula sa véritable nature : pas tant un vampire qu’un damné, un ancien combattant de la Croix qu'il a rejetée dans la douleur d’un amour perdu (pour prendre conscience de la profondeur de cette douleur, il suffit de voir la réaction de Dracula, apparu sous la forme d’une sorte de lycanthrope, lorsqu’il se retrouve pour la première fois face à Mina, un « Don’t see me » qui montre toute la honte de son état déchu et damné face à la pureté de la réincarnation de celle qu’il aime). Son Dracula est non pas un personnage de film d’horreur, mais bien de tragédie, la tragédie de celui qui veut renouer un amour disparu, projet forcément voué à l’échec. Dracula est ici un peu comme le Lorenzaccio de Musset, s’accrochant au Mal comme à sa seule possibilité d’être un jour réuni à sa fiancée perdue. Celui qui plonge dans la damnation pour pouvoir être sauvé.
Cette damnation se joue comme un retournement des valeurs chrétiennes. De façon on ne peut plus symbolique, Dracula, pour perpétrer et propager le Mal dans Londres, s’achète… une abbaye, donc un ancien lieu saint transformé en antre du Mal.
Ce retournement se trouve aussi, tout aussi symboliquement, dans les propos de Renfield qui affirme que son « salut » passe par le bien qu’il fera à son Maître. Aux yeux de cette population en marge de la société et de la raison, Dracula passe donc pour le Sauveur.
Les images d’inversion sont multiples dans le film : des rats qui marchent au plafond, les gouttes d’un liquide qui s’échappent d’un flacon vers le haut, etc. L’enfer, c’est l’antithèse du monde chrétien, un monde où tout est inversé, les valeurs bien sûr, mais les lois physiques également.


Cette propagation du Mal est visuellement mise en scène par le jeu des ombres. Des ombres grandissantes, des ombres folles, déraisonnées (car ces ombres sont des projections illogiques), des ombres qui ont leur vie propre. Du coup, l’enjeu du combat se noue non seulement autour du corps (voir ces scènes où Mina et Lucy regardent des illustrations osées des Mille et une nuit, ou la nuit de Jonathan Harker où l’érotisme se mêle au vampirisme, le personnage perdant à la fois sa vertu et son âme), mais aussi autour de l’ombre, donc de l’âme. C’est, là aussi, l’aspect moral qui entre en jeu. Ce Dracula est un film de moraliste, qui montre qu’à travers les désirs des corps, c’est l’âme qui est en jeu. On retrouve encore cet aspect chrétien qui est si fortement attaché au roman de Stoker. Si le Nosferatu de Murnau était une épidémie, une peste qui menaçait le monde civilisé, le Dracula de Coppola est un antéchrist qui vient ravager les pures âmes chrétiennes.
La morale, la vertu et les désirs, tel est finalement le sujet du film. Apprendre à dompter ses pulsions ou leur laisser libre cours. Le loup est, là aussi, un symbole important, mais il faut noter aussi le sujet du cours de Val Helsing, lorsqu’on le voit pour la première fois dans le film : le sang, les maladies vénériennes, la sexualité, la santé et la civilisation. En gros, l’ensemble du film résumé en quelques secondes.
Dans ce jeu sur la morale, Mina est celle qui se trouve toujours en équilibre précaire, à la fois la jeune fille à la parfaite éducation, prude et vertueuse (elle est toujours habillée de façon très prude, et forcément en blanc : les couleurs des habits ont toujours une signification symbolique certes peu fine mais bien trouvée), et celle qui est attirée par les jeux des corps, les découvertes sensuelles (les dessins érotiques à nouveaux, mais aussi son attirance explicite pour Lucy) (il se peut que l’autre personnage en équilibre soit Dracula lui-même : la scène où il se refuse à mordre Mina par amour est assez significative ; Coppola nous montre son Dracula comme un monstre et comme un homme civilisé, non pas entre les deux, mais les deux à la fois).
Le jeu de Dracula consiste donc à entraîner Mina sur son terrain, celui où elle acceptera de rejeter ses principes moraux : on va au cinéma voir les premiers films pornographiques, on boit de l’absinthe
De fait, le Londres du film est un lieu de damnation, avec ses petits enfers bien situés : comment ne pas voir une représentation de l’enfer dans ces asile psychiatrique où est enfermé Renfield ? Le jeu des couleurs, ce personnage qui se promène avec la tête prise dans une cage en acier, ces créatures à peine discernables dans l’ombre, tout nous indique un lieu méphistophélique.
Ce Dracula est aussi, dans son ensemble, un hommage au cinéma. On y retrouve, bien entendu, Murnau et la Hammer, mais aussi les débuts du cinéma dans cette séquence où Dracula se promène dans Londres. On peut même trouver un hommage au western dans une improbable chevauchée finale (et cette apparition du western n’est finalement pas si absurdement hors-sujet qu’on pourrait le croire de prime abord : après tout, dans le western chez Ford par exemple, il est souvent question de la différence entre civilisation et bestialité).
Globalement, le film n’est pas exempt de défauts (Winona Ryder est manifestement une erreur de casting, le film est trop long et certaines expériences artistiques sont… contestables) mais l’ambition démesurée de Coppola rattrape le tout et fait de ce film une œuvre à part, un film unique.

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le 5 avr. 2022

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SanFelice

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