Le cinéma a toujours été un outil très prisé de la propagande : ses héros incarnent des idéologies, et les cultures qu’on y idéalise peuvent aisément devenir les instruments du soft power. Ainsi, évidemment, de l’american dream, et de cette imagerie véhiculée par la première puissance mondiale pour rester sur la ligne d’horizon des imaginaires fantasmatiques.
Il arrive que ce principe devienne le sujet du récit : le langage visuel (et, pour faire court, publicitaire) est montré comme une construction qui chercherait à nous manipuler, et exhiberait, dans sa perfection même, d’inquiétantes failles.

Don’t Worry Darling fonctionne sur ce principe : la ville des années 50 dans laquelle on s’intègre a tout de l’utopie, oasis dans le désert où l’on a reproduit l’ordre social. Les hommes partent travailler la journée, les femmes s’occupent de la maison, et l’on se retrouve tous en soirée mondaine où l’alcool et les congratulations coulent à flot. La routine impeccable est plutôt bien filmée par Olivia Wilde, qui enrobe ses travellings circulaires euphoriques d’une acuité troublante, et traque sur les visages les signes d’un surjeu suspect.

Mais il ne s’agit pas de se limiter à la satire d’une société patriarcale : le scénario, très sûr de lui, a beaucoup d’effets à revendre, et va très vite faire basculer ce petit monde dans un thriller paranoïaque où la femme lucide sera traitée de paranoïaque. Florence Pugh, qui n’a plus besoin de prouver son talent de comédienne, se retrouve ainsi confrontée à tout le catalogue poussif de Black Swan, avec visions horrifiques, effets de distorsions, images baroques et subliminales censées nous promettre de profonds mystères. Les miroirs sont partout (avec, cette fois, une citation des effets de Last Night in Soho) et les black-out constants, les ellipses garantissant encore davantage de suspicion.

Une scène semble promettre un véritable enjeu qui pourrait conjuguer dystopie et lutte féministe : celle du challenge proposé par le gourou à la femme rebelle, et le repas qui s’en suit. Mais, comme il le dit lui-même, la performance se révèle assez décevante, à l’image de tout le récit, qui multiplie les effets de manche et préfère garder les révélation pour plus (en réalité, beaucoup trop) tard.

Mix entre Matrix et The Truman Show, le film fait donc de sa carte postale une construction numérique par des mâles enfermant leurs épouses dans un modèle de société où ils ont parfaitement le contrôle sur elles. L’idée, si elle n’est pas franchement originale, n’est pas déplaisante lorsqu’elle sert à ce propos sur la lutte des sexes. Le problème, c’est que Les femmes de Stepford avait déjà imaginé il y a près de 50 ans le même dispositif, et pour un rendu bien plus corrosif et efficace. Ici, tout est expédié à renforts de flash lourdingues, et la course finale (qui, elle lorgne plus du côté de The Island) censée saboter l’utopie fasciste cherche surtout à nous faire oublier le cargo d’incohérences, d’impasses et de maladresses scénaristiques qui vient l’encombrer. Quid de cet avion du début, de ces règles inventées en urgence (on meurt aussi dans le monde réel), de ces excuses paniquées du mari dans la voiture alors qu’elle n’aura de toute façon aucun souvenir en revenant, de ce retour subit et inexpliqué de la mémoire, de la subite rébellion de la femme du gourou, etc…

L’entreprise de déconstruction d’une utopie n’était pas inintéressante : encore faut-il que celle-ci ne soit pas elle-même aussi bancale que l’édifice auquel elle s’attaque. Le spectateur n’appréciera probablement pas d’être considéré comme aussi manipulable que les pantins qu’on nous montre à l’écran.

Sergent_Pepper
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le 25 sept. 2022

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Sergent_Pepper

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