J'aime bien JGL (et non JLG). Il est brillant, un des meilleurs acteurs de sa génération, tant par ses choix que par son jeu, possède et cultive un physique délicieusement suranné (le voir dans Brick notamment), se montre plutôt malin et ambitieux. Forcément, la perspective de le voir à la fois devant et derrière la caméra pour un projet sulfureux ne me faisait que saliver. Cruel désenchantement, que je semble un des rares à vivre avec tant d'amertume, voire de colère.

Pourtant, sur le papier, tout y est : variations modernes sur le thème de Don Juan, avec cette actualisation géniale via la pornographie. Le concept est diabolique : Don Juan n'est plus l'homme à femmes ivre de chair et de libertinage, n'est plus l'épouseur du genre humain, n'est même plus cette bête de sexe indifférenciée qu'en faisait Schmitt, mais simplement un homme solitaire, derrière son écran, obnubilé par un univers virtuel, fantasmé, illusoire mais si confortable dès lors qu'il s'agit de se perdre dans les plaisirs de la chair sans bouger de sa chaire (ou de sa chaise). Il devient l'homme de tous les paradoxes : impuissant avec les femmes, incapable d'aimer ou de désirer, jouet de celles et ceux qui auraient du être ses proies, et uniquement Don Juan de pixels, as du poignet et collectionneur de toutes les perversions de l'esprit. Le sexe compulsif devient pulsion scopique, mainte fois analysée et décrite depuis Barthes. L'écran est à la fois fenêtre et obstacle au désir et à sa réalisation, le porno virtuel se substituant à la puissance de notre imaginaire tout en parvenant à nous faire croire qu'il n'est que la projection de nos désirs.

Il y avait donc bien matière à une réflexion brillante, s'il le faut empreinte de jugement moral, sur la pornographie et son statut dans nos sexualités contemporaines. Mais ça, c'est ce que je pensais et souhaitais voir, et c'était bien trop demander. Car Don Jon est à peu près aux antipodes de tout cela. Pour faire simple, tout y est laid, stupide, beauf, hétérocentré, macho, sexiste, misogyne, etc. pendant les trois quarts du film. Le dernier quart est d'ailleurs crucial, à tous points de vue. Soit donc l'histoire d'un jeune fils d'immigrés italiens, obsédé par son corps et dont le quotidien n'est qu'une suite de rituels désacralisés que le film scande avec une monotonie clipesque tout bonnement exaspérante. Porno, mouchoir, boîte de nuit, drague sauvage, femme objet, femme baisée machinalement, porno, mouchoir, église, confession, musculation, expiation, repas de famille, retour à la case départ. Le dispositif aurait pu fonctionner et on devine là les intentions du jeune réalisateur. Bien sûr ceci est à charge de son personnage et de ce que représente d'une certaine société ce personnage. Bien sûr c'est à prendre au second degré. Bien sûr il n'est pas sérieux quand il se filme aussi ridicule et ridiculisé. Sauf que pour qu'un tel dispositif, aussi lourdement assertif et itératif fonctionne, il faut un vrai point de vue de metteur en scène et probablement un peu plus d'engagement moral ou disons-le franchement, éthique. La position neutre de "je ne juge pas je montre en prenant du recul" ne fonctionne pas car le cinéaste en devenir manque ici cruellement de ce petit quelque chose qui différencie sa démarche et son résultat de ceux précédemment obtenus par d'autres cinéastes qui ne craignaient pas les notions effrayantes de morale et de jugement - car ce ne sont pas là forcément des gros mots qu'il faut fuir comme la peste, tout étant question de point de vue, de discours, d'argumentation, de mise en scène. Citons-les, puisqu'il le faut : Kubrick et son Eyes Wide Shut, Bergman et quasiment tout son cinéma (avec infiniment plus de subtilité et donc de perversion et de suggestion érotique) et bien sûr le récent exemple de Steve MacQueen et son Shame, certes exemple radical du point de vue moral et moralisateur, mais un autrement grand film en termes de mise en scène et de réflexion, aussi sujette à débats soit-elle. Là, le pauvre JGL se refuse visiblement systématiquement à vouloir faire un film qui pense, où alors c'est tout simplement qu'il n'a rien ou pas grand chose à dire, mais vraiment pendant une bonne partie du spectacle on se demande ce qu'on fait là et pourquoi on est en train de s'infliger quelque chose d'aussi vulgairement complaisant, tristement salace et gratuitement misogyne.

La satire du satyre passe totalement à la trappe et le ton éventuellement comique par lequel le cinéaste cherche à atteindre la position de moraliste (espérons qu'il le cherche un tant soit peu sinon je crains qu'il soit vraiment très con, d'autant vu la fin du film) ne fait jamais ou presque jamais mouche. C'est simple, au bout de dix minutes j'étais totalement écœuré et songeais sérieusement à quitter la salle plutôt que de voir encore ce nigaud marcher en roulant des épaules, le regard bovin, les cheveux gominés et les mains baladeuses pour s'accaparer une nouvelle femme-morue-facile qu'il irait troncher froidement avant de se branler un coup devant son mac. Surtout que le film, outre ce traitement assez ignoble qu'il fait aux femmes (et à toutes les femmes) pendant deux tiers de son déroulement, est remarquablement hypocrite vis-à-vis de sa supposée pornographie. Bienséance américaine oblige, on ne voit des hommes que le torse (et encore) et des femmes pratiquement tout, car, c'est bien connu, le corps de la femme est bien moins obscène ou érotique que celui de l'homme, et puis le spectateur moyen de ce film sera de sexe masculin et aura entre 20 et 35 ans donc il faut bien que lui aussi se paluche un peu dans son coin.

C'est assez fou comme voir ce film dans la position d'un spectateur homo, plutôt à la base attiré par JGL que par Scarlett (pourtant fort jolie, j'en conviens) et surtout vaguement familiarisé des concepts de genre et de féminisme (pour ne citer qu'eux) peut être instructif. Hypocrisie de la monstration masculine donc (tout juste quelques aperçus lointains et flou du contenu porno de son ordi lors d'une scène de masturbation nocturne), étalage façon boucherie charcuterie du corps féminin (gros plans, dialogues, plans subliminaux...), et puis "genrification" à l'extrême du récit : lui est un archétype de l'hétéro beauf macho miso, elle est une pouffe vulgaire pour qui l'homme doit subvenir aux besoins de la femme et ne pas toucher aux affaires ménagères. J'avais un peu envie de me tirer une balle. D'autant que cerise sur le pompon, JGL est juste anti-sexy pendant les deux premiers tiers du film. Bref.

Soyons à présent un brin plus juste à l'égard du film. Il y a de bonnes idées et de bons moments qui font que malgré tout je suis resté, et qui me font aussi dire que le projet aurait pu être autrement plus réussi avec un vraie cinéaste aux commandes et une vraie écriture. Déjà dans les personnages : on sent la volonté d'avoir nuancé ses stéréotypes pour donner un peu plus de substance à leur caractère. Lui est maniaque au possible, cultive une hygiène de vie aussi irréprochable qu'il est paradoxalement un gros porc avec les femmes et avec ses potes (c'est là que ce paradoxe fait s'écrouler toute crédibilité au personnage). C'est assez drôle parce que cette année, Michael Bay aura fait bien plus jouissif et réussi avec un même type de personnage dans No Pain No Gain qui assurait à fond sa dimension farcesque et grotesque et éliminait pour le coup totalement toute dimension morale, alors qu'ici on a le cul entre deux chaises et l'impact du film s'en ressent cruellement. Quant à Scarlett, il en fait un personnage malfaisant ce qui est un peu douteux vu l'image que le reste du film donne des autres femmes (à l'exception du derniers tiers) qui certes ne se laisse pas fourrer comme les autres dindes mais qui s'avère une sorte de parasite humain que lit très judicieusement la soeur de Jon, un peu tardivement hélas. On le voit grossièrement venir certes mais c'est au final un des aspects les plus intéressants du film, de voir comme le prédateur devient la proie et toute la frustration que cela peut créer (très curieuse scène de sexe habillée, notamment). Mais il manque là encore plus de rigueur dans l'écriture pour éviter les écueils dans lesquels on tombe et faire de ce film le vrai axe de renversement et de variation autour du Don Juan impuissant.

Je rongeais donc mon frein (sans mauvais jeu de mots), attendant que ce spectacle qui tournait sérieusement en rond, devenant au lieu de la variation sur un thème imposé que j'attendais un insipide thème et variations répété ad nauseam par une mise en scène tristement post-moderne et sans âme (me faisant par la même comprendre subitement ce que certains détestaient chez des cinéastes à mon sens autrement plus doués que sont Fincher ou même Danny Boyle, quand il est inspiré) quand soudain...

JULIANNE MOORE.

Bon, je triche un peu, en vrai elle était là depuis un moment mais je m'arrachais les cheveux parce qu'elle ne servait à rien et je ne comprenais pas où il venait en venir. En fait, elle est la cheville d'articulation de la seule réussite du film, qui malheureusement arrive un peu tard. Reprenons : dans son idylle manquée avec poupouffe Scarlett, Don Jon va au cinéma voir une parodie de niaiserie avec Anne Hathaway et Channing Tattum. La scène est drôle mais encore une fois assez bâclée et trop schématique, et d'ailleurs elle ne sert que pour faire dire à son personnage une vérité générale sur le cinéma, en mode pseudo réflexion pour choquer le bourgeois-spectateur "de toute façon le cinéma c'est de la merde c'est toujours pareil, boy meets girl, hook up, break up, make up, happy ever after" et puis "oh vous regardez un film d'ailleurs là, attention c'est de la merde et ce sera le même programme". Bref voyant cela j'étais profondément agacé de cet artifice que même Fincher n'ose plus essayer depuis Fight Club (et pourtant j'aime Fight Club, mais en même temps ça a 15 ans, à l'époque, ce genre de choses pouvait passer à Hollywood sans que ça ne fasse trop poseur, là c'est juste ringard ce que nous fait JGL) et je me demandais s'il allait vraiment apposer cette structure à son film.

Fort heureusement, ni oui ni non mais bien "oui et non" car exit poupouffe et bonjour Julianne. Alors certes ça arrive tard, certes c'est maladroitement moralisateur et même un brin réac si on prend du recul, mais dans ce festival de mauvais goût et de nullité finalement c'est un moindre mal et ça fait un peu de bien. Donc il rencontre une MILF / cougar à son cours du soir, elle est hippie, vaguement dépressive, veuve et tutti quanti (belle séquence assez émouvante je le concède, c'est là tout le talent de l'actrice) et elle lui fait découvrir le "vrai" sexe intense et excitant par opposition aux délires pixéli-opiacés du porno. Bon. Là je dois dire j'achète à moitié. C'est pas totalement réac et niaiseux parce que le personnage de Moore est un peu décalé (en âge, en situation) des poncifes habituels, mais conclure un film sur le porno en disant ni plus ni moins que de toute façon le porno c'est mal, illusoire, inutile, c'est un peu dommage. Reste que JGL devient subitement magnifique, car il est coiffé différemment, ô merveille.

Deux mots à dire encore sur ce film et sur cet épilogue qui n'importe où ailleurs aurait été décevant mais qui ici sauve le film de sa manger un bon gros 1. Peut-être parce que je suis gay je fais un rejet pur et simple de la vulgarité hétéro centrée et qui me semble forcément misogyne du film et par conséquence je suis très réfractaire à sa dimension morale (qui vraiment me paraît à côté de la plaque). Peut-être donc que j'aurais jugé bien différemment exactement le même film mais où JGL se serait tapé des mecs exactement de la même manière que celle dont il traite les femmes (car voyez-vous, oui, ça me choque moins un homme qui couche avec des hommes comme s'ils sont des objets, parce que l'égalité de sexe implique forcément un consentement réciproque dans ce mode de sexualité, lorsqu'il est choisi, alors que là on dirait vraiment le mâle alpha en quête de la femelle soumise et vaguement consciente et consentante de ce qu'elle fait). Peut-être aussi que ma consommation personnelle de pornographie, la place que celle-ci peut tenir dans ma sexualité (par ailleurs épanouie et équilibrée, je trouve), la conscience que j'en ai et les questions que je me pose vis à vis de celle-ci font que j'allais voir ce film avec un tas d'attentes et de questions que je pensais voir plus ou moins reformulées, et donc, forcément j'ai été déçu, et la fin, malgré ses modestes qualités (la pirouette rom-com par rapport au programme annoncé) me laisse sur ma faim (oui, on peut dire que le porno aujourd'hui a des avantages, qu'il est une réalité avec laquelle on peut composer, qu'on peut avoir une lecture intelligente du porno tout en profitant de ses vertus masturbatoires, etc.)...

Derniers mots enfin, puisque la sexualité et ses représentations semble plus que jamais un des enjeux du cinéma contemporain, il est marrant que j'aie vu ce film le lendemain d'une aprem DVD où je découvrais le jubilatoire et autrement plus transgressif "A Dirty Shame" de John Waters, sorte de catalogue décomplexé de toutes les déviances. En résumé, d'un strict point de vue interfilmique, Don Jon se rêve en Eyes Wide Shut, Shame, A Dirty Shame ou même Nymphomaniac (pas vu mais le projet parle déjà tout seul et j'ai foi en LVT), ressemble à une copie pâle et sans virtuosité d'une mise en scène à la Fincher, Boyle ou Aronofsky, et finalement fait moins mouche niveau jubilation, jouissance ou plaisir qu'un film hédoniste comme Kaboom, ou même qu'un film idiot, sur des idiots, comme No Pain No Gain. Un sinistre ratage que même Houellebecq ne revendiquerait pas (son sexe triste a le panache d'une certaine décadence décortiquée et lui au moins ne refuse pas l'étendard du moraliste).

Sans rancune, Joseph.

PS : pardonnez-moi le titre et le style un peu expansif et jaculatoire, mais il fallait que ça sorte après la frustration que fut ce film. Si je peux me permettre.

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le 3 janv. 2014

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Krokodebil

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